Vertical est la première publication portée par Un Autre Monde, en coédition avec la galerie Mon Œil, l’art au quotidien. Ce livre d’artistes est le résultat d’une rencontre où photographie et écriture s’entrecroisent. La photographe Laëtitia Villemin a invité Lucie Braud à s’immerger dans son univers le temps d’une exposition. Un double ouvrage a pris forme. D’une part un livre rétrospectif de trente ans de photographie de Laetitia Villemin, d’autre part un recueil de récits écrits par Lucie Braud. Les deux ouvrages indépendants l’un de l’autre racontent une seule histoire sous deux regards différents.

Par Lucie Braud

 

Fin août 2023. Nous sommes autour d’une table pour un dîner entre amis. Laëtitia Villemin me parle de l’exposition qu’elle va présenter à la médiathèque Robert Badinter de notre village le mois prochain. Dix ans après l’ouverture de celle-ci. Dix ans après un burn-out. Elle me parle de sa correspondance et de sa rencontre avec Willy Ronis lorsqu’elle était jeune photographe, comment l’artiste l’a inspirée pour trouver sa propre voie, son propre regard. Comment elle en est arrivée, trente ans plus tard, à cette série qu’elle nomme Vertical.

« D’ailleurs, me dit-elle, je pense que ton univers collerait bien à ces images. J’en suis sûre, même. Tu ne voudrais pas écrire ? Écrire ce dont tu as envie, ce qui vient, ce qui émerge. » J’ai dit oui pour répondre à l’évidence, prête à m’embarquer dans un autre monde que le mien, curieuse de voir ce qui en naîtra, parce que Laetitia Villemin, c’est un corps frêle et nerveux qui diffuse une énergie contagieuse.

Octobre 2023. Je passe des après-midis à la médiathèque, en immersion dans les photos qui composent l’exposition. Je prends des notes. Parfois, je ne fais rien d’autre que regarder une photo en particulier. Je fouille dans mon intériorité ce qui accroche mon regard, et pourquoi. Des corps suspendus, allongés, des visages brouillés, des bras tendus vers le ciel. Où se situe ma verticalité au milieu de ces personnages et de ces paysages ? Parfois je réponds aux questions des visiteurs et nous regardons ensemble une photo. Nous analysons les courbes, les diagonales, les ombres. L’un parle de ce que cela évoque chez lui. L’autre s’en étonne et son regard se modifie. Puis je rentre et j’écris. Ou je n’écris pas. Je laisse reposer. J’attends d’être sous la douche, le meilleur moment pour penser. Ou je m’allonge et regarde le plafond sans le voir.

Novembre 2023. Les récits se mettent en place. Les photographies de Laëtitia font ressurgir des souvenirs d’enfance, des images que je déconstruis et reconstruis pour les transformer en fiction. Des fulgurances, des instants saisis à tous les âges où je tente de déceler ce qui nous fait avancer, chuter, nous relever, où j’interroge cette notion de verticalité comme une image de notre dignité, comme notre façon d’être au monde. Vingt-quatre histoires courtes s’enchaînent ainsi, des premiers aux derniers pas de la vie.

 

                                    

x

 

Trois questions à Laëtitia Villemin

 

Pourquoi une rétrospective nommée Vertical ?

Vertical est pour moi l’autre mot pour dire « debout » ou celui pour dire « je suis ». Pour qui, pourquoi, c’est automatique, instantané, c’est ancré en moi.
Après une chute, un doute passé, une peine surmontée, une joie écrite, une difficulté nommée, je ne me sens ni guérie, ni joyeuse ou rétablie, non je me sens à nouveau entière et pour le signifier verbalement je me nomme verticale. Je le ressens fortement physiquement et psychiquement. De façon morale, citoyenne, existentielle et poétique, c’est une éthique, un tic un toc, une façon d’être au monde, une manière de me sentir authentique. Comme une façon de se regarder en face ! D’égal à égal.
J’ai toujours eu ce besoin irrépressible de ressentir des pieds à la tête et de la tête aux pieds. Et naturellement mon regard en tant qu’artiste a eu besoin de mettre en abîme cet équilibre et de fixer cette idée sur le papier.
De fil en aiguille, je me suis donc mise à regarder les choses à l’envers, à positionner le bas en haut et le haut en bas, à ne plus dissocier l’endroit de l’envers, à souhaiter que l’un et l’autre ne fassent plus qu’un.  Que l’un soit l’autre. Indissociables.
En provoquant ce vertige, j’attends du regardant qu’il se sente aussi le regardé. Qu’il se sache vu. Par l’inversion, je cherche à ce qu’il soit acteur. Je lui fais tourner la tête. Je l’invite au mouvement. Je le verticalise.

Auprès de Willy, « Ton vieux Willy » comme il s’amusait à signer parfois ses lettres, j’ai compris que donner le temps au temps ferait peut-être un jour « œuvre (poétique) photographique »

Dans Vertical, il y a donc ces instantanés renversés et puis il y a tous les autres captés sur une période de 30 ans. Ces derniers s’inscrivent donc dans la durée et reflètent à la fois mon obsession de la présence humaine dans le cadre et également ma proximité ou disons ma réciprocité avec elle, quel que soit son environnement.
Urbain, végétal, nu, littoral… peu importe pour moi… Cependant s’il est remarquable que de nombreux clichés soient glanés sur le littoral, c’est que j’habite la côte sud-finistérienne depuis 22 ans, et qu’elle est mon terrain de jeu et de chasse depuis mon enfance.
Comment illustrer mon mode de pensée arc-bouté sur ma propre verticalité et l’universalité des choses ? Comment le représenter au mieux, comment m’en approcher au plus près ? Surtout, en ne trichant pas, d’où l’instantanéité avérée des photographies qui composent cette série nommée Vertical où les clichés sont associés avec douceur, force et liberté.

 

Quelle importance a eu votre correspondance avec Willy Ronis dans votre travail de photographe ?

« Vous avez attrapé le virus, vous aussi. Attention, car s’il n’est pas mortel, il peut faire mal. Mais si vous avez la passion et le goût du risque… » Ce sont les premiers mots que Willy Ronis m’a adressés sur une carte postale le 6 février 1998. Il avait 88 ans, moi 24. Je découvrais qu’outre sa poétique photographique, son humour aussi allait m’être contagieux.
Plus tard, nous nous rencontrons, puisqu’il m’invite à passer chez lui, ce que je fais lors d’un passage à Paris. Pour moi, cette rencontre était fondamentale. Interroger un aîné afin de comprendre, afin d’apprendre et de vérifier une intuition.
Aussi, l’une des photos que je lui montre lors de cette rencontre lui fait soudain penser à l’une de ses propres photos… Il se met à la chercher, et la trouve enfin. Quelques larmes s’évadent de ses yeux bleus rares, et il m’explique que nos deux images lui font penser à son ami disparu Julio Cortázar, le grand écrivain argentin… Puis nous poursuivons notre échange comme si un ange avait passé pour de vrai. Il souhaitera m’offrir la photo avant que je m’en aille. Et je suis à vie bouleversée par cela. Plus tôt dans l’année, j’avais lu la nouvelle L’homme à l’affût de Julio Cortázar, et j’avais souligné cette phrase : « C’était comme si j’étais planté à un coin de rue en train de regarder passer ce que je pensais, mais sans penser ce que je voyais, tu saisis ? »
Cette phrase est la définition même de l’acte photographique tel que je souhaite le pratiquer. À savoir : sans réelle frontière entre moi et l’autre, ni entre le haut et le bas, en remettant en cause les notions admises d’un envers et d’un endroit éventuels. Comme si je souhaitais découvrir ma réalité dans l’imaginaire des autres, et inversement.
Auprès de Willy, « Ton vieux Willy » comme il s’amusait à signer parfois ses lettres, j’ai compris que donner le temps au temps ferait peut-être un jour « œuvre (poétique) photographique ». Que seuls patience, altruisme, travail, pourraient me garantir d’obtenir ce cadeau, tant éphémère est la vie. Ne pas tricher, m’engager tout entière dans mes prises de vue, et absolument m’approcher au plus près du sujet. Et s’y tenir.

 

Pourquoi avoir pensé un double ouvrage qui allie textes et images ?

Parce que c’est un formidable exercice. Pour le jeu que cela représente. Parce qu’un livre d’artiste à deux, c’est un objet rare et j’aime cela.
C’est également une suite logique dans mon parcours, puisque j’ai déjà vécu l’inverse. J’aime écrire et j’ai libéré de nombreuses nouvelles. L’auteur et illustrateur Guillaume Sorel en a déjà illustré deux. La première, N’être, une exposition sur toiles, châssis bois et un livret illustré édité par Le peu importe association. La seconde, Mâle de mer, un roman graphique dans la collection Écritures chez Casterman. Je me suis donc déjà retrouvée dans la peau de celle qui reçoit les images après les avoir rêvées et imaginées.
Avec Vertical, j’ai ressenti le besoin d’être dans l’inversement des rôles, et intuitivement Lucie m’a semblé être la bonne autrice fulgurante pour cela… Parce que nous découvrons en nous-mêmes ce que les autres nous cachent, et nous reconnaissons dans les autres ce que nous nous cachons à nous-mêmes. Tout simplement.
Après Vertical, nous allons d’ailleurs poursuivre notre collaboration.

 

 


Vertical, photographies de Laëtitia Villemin, textes de Lucie Braud,
une coédition Mon Œil, l’art au quotidien/Un Autre Monde, décembre 2023
 38 € – Série limitée à 200 ex. — EAN : 9 782 959 154 607
Vous pouvez le commander chez votre libraire ou à : contact@1autremonde.eu



  

Bibliographie sélective

Laetitia Villemin
Mâle de mer, dessin Guillaume Sorel, collection Écritures, Casterman, 2009
N’être, dessin Guillaume Sorel, éditions Peu importe association, 2005
Le double du je (u) du photographe, exposition, Université Rennes 2, 1998

Lucie Braud
Néfos, Un Autre Monde, roman audio, 2023
Mimosa, les choses changent, c’est énervant, dessin Édith, collection Noctambule, Soleil, 2019
Le Dernier des Mohicans, dessin Cromwell, collection Noctambule, Soleil, 2010

 

 

Share This