Benoît Berthou, maître de conférences à l’université Paris 13 et chercheur au LabSIC (Laboratoire des Sciences de l’Information et de la Communication) s’intéresse depuis plusieurs années à la place et au devenir du dessin au sein des industries culturelles. À travers ses recherches, mais aussi la direction de la revue Comicalités, Études de culture  que ses nombreuses publications, il pose un regard documenté sur l’essor de la bande dessinée dans le traitement du champ politique.

 

Comment, en tant que chercheur, en vient-on à se pencher sur le cas de la bande dessinée ?

Benoît Berthou : Par passion et un vif intérêt pour la chose dessinée, en plus je suppose d’un parcours atypique en lien avec le livre. J’ai fait au départ des études de philosophie, avant de devenir éditeur pendant 15 ans, un peu en bande dessinée, mais surtout en livres scolaires. Puis après avoir soutenu ma thèse, je suis devenu maître de conférences à l’université où j’ai créé des formations aux métiers du livre et de l’édition. C’est à ce moment que j’ai entamé plusieurs travaux sur la culture graphique en général, et plus particulièrement sur la bande dessinée. J’ai notamment voulu commencer par faire le tour de ce qu’on pourrait appeler le système de la bande dessinée, pour reprendre le titre du grand livre de Groensteen. C’est-à-dire autant une étude sur le lectorat pour la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou, afin de cerner d’où vient cet appétit assez récent pour le dessin, qu’un livre sur l’édition de BD, car il m’intéressait aussi de savoir comment on la publie, on la traduit. Et puis j’ai mené une série d’études sur les genres : la politique, le documentaire…
Mais mon sujet de travail est la culture graphique et je n’envisage la bande dessinée que comme une occurrence de cette culture. On s’aperçoit ainsi aujourd’hui que les lecteurs sont dans un continuum d’intérêt. Pour le dire plus clairement, les gens qui lisent des BD jouent également aux jeux vidéo, regardent des animés et entretiennent un rapport à l’image qui passe avant tout par le dessin. Même le cinéma grand public s’en approche désormais. Les films de super héros qui envahissent nos écrans ont un côté très Méliès, tout le monde sait que c’est avant tout du fond vert et de la palette graphique. Bref du cinéma dessiné. Et c’est ce rapport à l’image qui m’intéresse avant tout. Que dit-il de notre société, que signifie l’abandon en quelque sorte des images qui s’affirment dans un réel prégnant ?

 

Cette évolution se fait-elle seulement dans l’image de divertissement ?

Benoît Berthou : Non, loin de là. Prenez notamment la politique. C’est quoi une image politique ? Dans nos médias, c’est traditionnellement la photographie, l’image de presse qui vient en appui d’un texte, un article. Mais dans son approche classique, ce que Roland Barthes appelait le punctum – cette image qui fait preuve d’un réel et se suffit à elle-même pour en attester –,  ce photojournalisme est en train aujourd’hui de céder la place à autre chose. On voit bien que ce territoire est aujourd’hui en train de devenir un territoire graphique, notamment grâce à la bande dessinée qui renouvelle le langage visuel de la politique.

« Que ce soit aux USA ou en Europe, la bande dessinée populaire s’est quelque part construite dans le déni. On a pour beaucoup bâti une bande dessinée très feuilletonnante, qui évacuait la question du politique. »

 

Comment justement la bande dessinée s’empare-t-elle du champ politique ?

Benoît Berthou : Il y a déjà une tradition. Il suffit de relire Tintin. Que ce soit le ton très anticommuniste de Tintin au pays des Soviets, ou Le Lotus bleu avec l’invasion de la Mandchourie par le Japon, ou encore Au pays de l’or noir qui raconte entre autres la tentative de plusieurs pays occidentaux pour mettre la main sur le pétrole de l’Arabie Saoudite. Ensuite, dans une histoire plus récente de la bande dessinée, le fait politique est venu pour beaucoup par l’autobiographie. L’exemple absolu est évidemment Persepolis de Marjane Satrapi. Le récit de cette jeune fille iranienne qui déambule à travers l’Europe a conféré de façon très forte une valeur politique au témoignage. On peut penser également à Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa, qui raconte sur dix tomes sa vie de survivant au premier bombardement atomique, une chronique poignante qui est aujourd’hui utilisée comme support pédagogique dans les écoles japonaises. Il y a enfin évidemment, dans les livres fondateurs de cette démarche, Maus, qui traite de la Shoah en transcrivant dans un monde animalier le récit du père de l’auteur, Art Spielgelman. Et pour tous ces exemples, cette particularité du récit de vie, de l’intime qui fait soudain sens politique, est en vérité très proche d’une démarche littéraire au sens strict. On n’est pas si loin par exemple de l’Événement de Annie Ernaux, récit de son avortement clandestin dans les années soixante, ou encore de Si c’est un homme de Primo Levi.

 

Dans les comics, qui s’installent de plus en plus en Europe notamment grâce au renfort du cinéma, trouve-t-on ce même surgissement du politique ?

Benoît Berthou : Pas vraiment. Que ce soit aux USA ou en Europe, la bande dessinée populaire s’est quelque part construite dans le déni. On a pour beaucoup bâti une bande dessinée très feuilletonnante, qui évacuait la question du politique. On peut après évidemment avoir des lectures. On peut voir par exemple chez les X-men, dans cette vie en groupe avec que des hommes, comme une réflexion en filigrane sur l’homosexualité. Mais cela me semble anecdotique. Tout comme Captain America qui devient noir ou Thor qui change de sexe. Je suis moins convaincu par la portée politique.
Par contre, avec le mouvement que l’on qualifie de meta comics, c’est-à-dire le comics qui met en scène le comic, la situation est tout autre. Je pense notamment au travail de Camille Baurin, qui a réalisé une thèse de littérature comparée sur le comic book et le montre très bien. Le geste inaugural en la matière est Watchmen, avec ces héros à la retraite, qui est une vraie critique de la société américaine et ses tentations fascisantes. Que ce soit le travail de Alan Moore, avec V pour Vendetta, de Warren Ellis avec Transmetropolitan, ou de Franck Miller, à travers son Batman dark night, surgit alors une question que peut-être seule la bande dessinée pouvait traiter, à savoir : est-ce que la politique aujourd’hui est avant tout une question d’héroïsme ? Je pense ainsi au Superman Red Son, scénarisé par Mark Millar. Cette histoire part d’un postulat très simple : que serait-il advenu si la capsule de Superman bébé avait atterri en URSS plutôt qu’aux USA ? On y voit alors Superman succéder à Staline et devenir chef du parti communiste. Il se retrouve alors face à un paradoxe, car il est par essence la réfutation de la doctrine marxiste, il est la preuve que tous les hommes ne naissent pas égaux. C’est un bel exemple, me semble-t-il, de cette interrogation entre politique et héroïsme.

 

Pour revenir à nos contrées, qu’est-ce que la bande dessinée peut apporter de plus que le dessin de presse qui, de tradition et de par l’actualité récente, a toujours une place primordiale dans le traitement de la politique ?

Benoît Berthou : La narration, indubitablement. Le dessin de presse, quelles que soient sa valeur et sa qualité, est une image statique, au même titre que la photo de presse. Je me suis notamment beaucoup intéressé à Joe Sacco, un journaliste et dessinateur américain dont toute la rhétorique est quelque part une critique, ou tout du moins une réponse par la bande dessinée au photojournalisme. Par exemple, dans son album Gaza 1956, il réalise des images pleine page qui s’apparentent dans leur objectif à du photojournalisme, c’est-à-dire rendre tout un monde dans une image, sauf que Joe Sacco découpe cette image en vingt ou trente cases, il multiplie les points de vue, les dialogues, il brouille son image en introduisant du récit justement. Il met en évidence quelque part ce que Étienne Davodeau exprime dans la préface de son album Rural !, où il écrit : « Raconter, c’est cadrer. Cadrer, c’est éluder. Éluder, c’est mentir. »
Peut-être est-ce là d’ailleurs la clé de succès du traitement politique par la bande dessinée auprès d’une jeune génération. Aujourd’hui où les jeunes savent l’image politique déformée, manipulée, peut-être la préfère-t-elle dessinée, car c’est une forme qui assume clairement sa subjectivité.

Propos recueillis par R.G.

ARTICLE PRÉCÉDEMMENT PARU DANS LA REVUE NUMÉRIQUE D’ALCA NOUVELLE AQUITAINE

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