Entré de façon magistrale en littérature avec Sortie d’usine en 1982, François Bon se consacre depuis à la littérature sous toutes ses formes. Romancier, dramaturge, scripteur, essayiste, il est de tous les territoires où la littérature s’invente, notamment sur Internet ou dans les ateliers d’écriture. Et depuis 2010, il est entré en Lovecraft comme on pourrait dire. Lectures, traductions, essais, analyses, vidéos… : François Bon redonne par tous les moyens à sa disposition une vision neuve de l’un des plus grands auteurs américains, de littérature fantastique et de littérature tout court.

 

Vous évoquez souvent comment vous avez redécouvert Lovecraft, à l’occasion d’un passage à Providence et en constatant comment l’ambiance, l’identité de cette ville, au final assez anodines et éloignées de l’image que l’on peut s’en faire à la lecture des nouvelles de HPL, vous ont amené à reconsidéré son travail. Mais comment s’est passée votre première rencontre avec Lovecraft et qu’en gardiez-vous des années plus tard pour qu’une force (indicible ?) vous amène à sortir de la voie rapide pour un arrêt à Providence ?

François Bon : Ce n’est pas de la triche : c’est la recherche de Lovecraft à Providence qui m’a brutalement fait comprendre que le fantastique de Lovecraft était lié à l’idée de la ville, et que sa vie avait été celle d’un écrivain. Le souvenir justement était vague, déceptif, parce qu’il manquait de langue. Autant la prose de Poe, celle de Melville dispensent des lumières noires, multiples, acérées, le souvenir que j’avais des histoires de Lovecraft était gris, mou, en dehors du canevas des histoires. Des livres de rencontre, lus chez des amis, ou échangés au lycée dans l’adolescence, qui ne m’avaient pas donné envie d’y revenir. Pour qui écrit c’est toujours un moment privilégié d’aller à la rencontre de comment un auteur vit et travaille, c’est même un peu une enquête systématique. Sauf que là, une fois découverte comme était banale la « maison maudite » de Benefit Street, j’ai voulu le relire, en anglais cette fois, et ça a été le choc.

 

Il était de notoriété publique que les traductions existantes de Lovecraft en français étaient très contestables. est-ce cet état de fait qui vous a donné envie de retraduire ou une volonté de pénétrer plus loin dans l’analyse de la phrase lovecraftienne ?

François Bon : Non, absolument pas. C’est juste plaisir personnel, le défi que ça représente. Par exemple Lovecraft utilise volontairement la syntaxe anglaise du XVIIIe siècle, ce qui donne cet effet si particulier de distanciation, et chaque personnage utilise un registre de langue lié à son état civil. L’hydrographe de Couleur tombée du ciel, le prof de droit de Dans l’abîme du temps. Ces registres sont très distincts et il faut les respecter – mais prendre à Saint-Simon les tournures de notre propre XVIIIe ou bien, un siècle après Lovecraft, recréer cet effet à partir par exemple de Baudelaire traduisant Poe ? Je n’ai jamais remis le nez dans les traductions françaises. Une des caractéristiques de notre langue, née plus tôt que ses voisines, c’est d’avoir constamment à retraduire, ce qui n’est pas le cas de l’anglais ou de l’allemand. En traduisant, on a une expérience du texte radicalement différente de la lecture simple. Par contre, j’ai un très grand respect pour Jacques Papy, décédé en 1968, le premier traducteur de Lovecraft, aussi traducteur de Bierce, Stevenson et d’autres. Mais Papy n’avait à sa disposition que les textes simplifiés de Derleth [1] dans ses premières éditions de l’Après-Guerre, que les premières éditions françaises élaguent encore (l’édition Laffont de Francis Lacassin, début des   années 70, les fera compléter par d’autres traducteurs, au prix de belles incohérences). D’autre part, pour traduire il faut connaître l’auteur et son contexte. Aucune commune mesure avec ce qu’on sait aujourd’hui de Lovecraft d’une part, mais aussi de ses amis, de Weird Tales [2], de l’époque, notamment le contexte intellectuel d’après la Grande Dépression, et le rapport des US aux populismes européens, dont Hitler jusqu’à la bascule de 1934. Très concrètement, je ne traduis pas les mêmes textes que Papy. L’exemple le plus frappant c’est Dans l’abîme du temps, manuscrit approximativement dactylographié par Barlow [3], sans révision par HPL, que Derleth réadapte à son tour. Peu avant son suicide à Mexico, en 1952, Barlow avait laissé ce manuscrit à une de ses étudiantes. Après le décès de celle-ci, en 2004, sa sœur découvre à Hawaï cette liasse sans savoir ce que c’est, et a l’intelligence de remonter la piste… La version complète de Dans l’abîme du temps n’existe que depuis 2011. L’édition critique actuelle de référence pour les œuvres principales, The annotated Lovecraft, date de 2015…

 

Il y a quelque chose de très étonnant dans la sélection des premières nouvelles sur lesquelles vous vous êtes penché. On y retrouve des grands classiques, mais aussi des textes d’ordinaire peu estimés, auxquels vous redonnez un éclat surprenant. Comment s’est effectué ce choix ?

François Bon : Pour moi, le premier rapport à une phrase de Lovecraft, quand on avance une traduction, c’est quasi des mots croisés. Toutes les interrogations surgissent à la fois. J’ai commencé par des textes qui me semblaient poser la question de la ville, de l’urbain, et progressivement celle du livre, la permanence d’une bibliothèque maudite. Il m’a semblé important aussi, mais c’est parce que je les découvrais à mesure dans leurs enjeux, de reconstituer un peu du « laboratoire » de Lovecraft, textes à motifs récurrents, souvent amorcés dès 1920, et qui seront l’amorce des grands récits d’après 1930. La question de l’écriture y est toujours présente en abîme, de façon réflexive. La relation à Poe, Baudelaire, Dunsany [4] s’y exprime de façon souvent plus centrale. Après, il y a un autre critère : je sais qu’au terme de ce parcours Lovecraft, je traduirai la fameuse Quête en rêve de Kadath l’inconnue. Pour l’instant, je n’y suis pas encore. Chaque texte est une étape pour conquérir le suivant. Bizarrement, les textes les plus emblématiques, comme L’appel de Cthulhu ou Montagnes de la folie, ne sont pas les plus indémêlables. Par contre, les structures de temps, dans un référent en permanence variable, quand on essaye d’aborder Dans l’abîme du temps (tout à la fin, le narrateur, descendu dans les ruines d’une ville pré-humaine, découvre un texte rédigé de sa propre main…), quand la langue s’est toujours construite sur la linéarité habituelle du temps, il y a de quoi devenir fou. J’ajoute pour finir que certains textes considérés trop souvent comme maladroits, ou secondaires, peuvent être d’une importance capitale pour la compréhension de l’écriture lovecraftienne, je pense à cette nuit blanche dans New York au terme de laquelle, dans un carnet acheté 10 cts à 7 h du matin, assis dans un parc public, il écrit d’une traite sa nouvelle Lui (He)…

 

« De 1920 jusqu’à sa mort, en 1937, l’écriture est un flux quotidien – lettres, cartes postales, mais aussi système de lettres tournantes collectives, circulation de manuscrits –, probablement 35 000 lettres et cartes en estimation basse.»

 

Vous effectuez depuis le début de votre travail sur Lovecraft, une véritable exploration de ses productions considérées jusque-là annexes, notamment sa formidable correspondance, dont les publications réalisées ces dernières années par S.T. Joshi [5] nous offrent enfin une vision précise. Comment ces lectures éclairent-elles et enrichissent-elles votre travail de traduction ?

François Bon : Je crois qu’un des points actuels les plus décisifs, pour Lovecraft (comme d’ailleurs pour Kafka, Proust ou Flaubert) c’est de considérer l’œuvre comme écosystème. Interroger l’écriture même. L’autre point commun avec Kafka, c’est qu’une grande part de l’œuvre, les poèmes, une bonne part des grands récits, tout ce qu’il a ébauché aussi côté de la « non fiction » (ses étranges guides de voyage « travel logs » qui auraient peut-être été un de ses projets majeurs sans sa mort prématurée) est inédite à sa mort. Voici un auteur pour lequel on n’a presque aucun document biographique de ses 20 ans à ses 29 ans, jusqu’au décès de sa mère mais de 1920 jusqu’à sa mort, en 1937, l’écriture est un flux quotidien – lettres, cartes postales, mais aussi système de lettres tournantes collectives, circulation de manuscrits –, probablement 35 000 lettres et cartes en estimation basse – environ 6000 sont accessibles aux chercheurs à la John Hay Library [6] et environ 2000 sont publiées. Certains ensembles irrémédiablement détruits (les lettres à Sonia), d’autres qu’on continue d’exhumer. Depuis une dizaine d’années, S.T. Joshi a repris le chantier de la publication de la correspondance en l’établissant correspondant par correspondant – Kleiner, Galpin, Morton, Derleth et d’autres –, et déjà disponibles les deux ensembles majeurs que sont la correspondance avec Barlow, et surtout Robert Howard [7], qui se suicide en 1934. Pour l’année 1925, celle où il vit seul à Brooklyn, on a d’autre part la chance d’un carnet où il note au quotidien tout ce qu’il fait, mange, dépense, ses itinéraires, ses conversations, ses lectures, y compris le coiffeur ou parfois les douches, et bien sûr l’écriture. Et chaque semaine il le développe dans une lettre à ses tantes de Providence. C’est probablement un cas unique d’auteur dont, à 90 ans de distance, on peut reconstituer tout l’emploi du temps en tant qu’écrivain, et le corroborer par des témoignages comme ceux de Belknap Long ou George Kirk, son « coloc ». Paradoxalement, et pareil pour Kafka, quand Lovecraft s’embarque dans un récit, on a moins de traces. Je crois que c’est moins un chantier pour aider à la traduction, qu’un chantier en soi sur la naissance même de l’écriture et de l’imaginaire, d’autant plus fascinant pour nous qu’il s’agit d’un écrivain sans livre, dans un flux d’écriture quotidien, et publiant quasi essentiellement dans des magazines mensuels bon marché. Tout cela nous concerne au plus près. Je dirais presque que l’importance de retraduire, c’est pour recontextualiser la genèse de chaque texte dans cet ensemble massif et continu. Reste à savoir ce qu’on peut faire côté français : les lettres sont un monument littéraire en soi, qui ressemble plutôt au Finnegans Wake de Joyce. Avec quelques amis nous réfléchissions à une traduction collective en ligne de la correspondance à Howard. Mais hier j’étais dans une lettre fabuleuse (du 29 décembre 1930) à Morton, où il parle justement de l’imagination, dans son rapport au quotidien et à l’importance de la solitude, comment il suffit d’une petite cuiller pour entraîner la pensée. Mais la lettre fait 20 pages, avec des sections oralisées ou purement sonores, il faudrait tout un mois juste pour traduire cette lettre… Noter enfin, comme pour tout écrivain, l’importance des documents qui sont ceux du travail même : son « Commonplace Book » avec les 220 idées de récit accumulées sur 15 ans, les notices autobiographiques, les textes sur la méthodologie de la rédaction à l’usage d’auteurs plus jeunes ou de ses clients pour le rewriting…

 

Est-ce en quelque sorte pour répondre à cet aspect protéiforme de l’œuvre de Lovecraft que vous avez ressenti le besoin, dans votre travail d’auteur, de créer votre propre écosystème ? Je pense notamment à vos vidéos sur Internet, ces instants Lovecraft [8] qui sont comme des pastilles sur un point précis de sa vie, ou encore les lectures à voix haute de vos traductions, vos vidéos à Providence, etc. Cette utilisation d’Internet était déjà présente dans votre travail récent, mais on a l’impression qu’elle s’est fortement amplifiée par le biais de votre intérêt pour Lovecraft…

François Bon : Oui, une démarche amorcée depuis longtemps, avec le 1er site web en 1997, l’ouverture au collectif en fondant remue.net 3 ans plus tard, revenant à un site perso – l’actuel tierslivre.net – en 2005 au temps des blogs. Depuis plusieurs années une accélération dans la mesure où je suis mon propre éditeur, et que la vidéo s’installe comme noyau actif du site, en particulier pour Lovecraft. C’est bien parce que nous avons à réfléchir sur l’intérieur de cette mutation numérique qui à la fois nous avale et ne se révèle qu’à tâtons, que ce chantier Lovecraft a pris une telle actualité : la période où il écrit c’est une mutation technique et scientifique aussi considérable que la nôtre, la radio, la transmission des images à distance, l’exploration des fonds marins et des pôles…

 

Depuis les débuts de votre travail d’écrivain, vous alternez entre des œuvres originales à des projets où vous travaillez avec les mots des autres – Rabelais, Koltès, Proust, etc. Concernant Lovecraft, ce travail a d’abord pris la forme de deux exceptionnelles fictions radiophoniques [9][10]. Pourriez-vous nous dire comment s’est effectuée cette réécriture ?

François Bon : C’est venu il y a très longtemps, par Rabelais justement : j’avais enchaîné mes premiers livres chez Minuit, il fallait se remettre intérieurement au travail. Les ateliers d’écriture y ont grandement contribué. Mais, symétriquement, découvrir qu’à travailler la littérature en tant que telle, on pouvait s’immerger dans une sorte de temporalité de fond, se tenir prêt… Ensuite, quand un livre perso déboule, on s’y donne à fond, mais ça va toujours assez vite. Ça doit aller vite. Le travail sur la temporalité des auteurs, Balzac, Flaubert, Proust, ou le As I lay dying de Faulkner écrit en 18 jours, c’est aussi quelque chose qui m’a frappé chez Lovecraft, ces longs temps de préparation, lecture, documentation, puis le récit écrit en quelques nuits, à peine quelques semaines pour les « grands » textes.
L’autre volet de votre question, aussi envie d’y répondre de façon un peu détournée : quand on « pense » Lovecraft, chacun de nous, vient une sorte de galaxie ou nébuleuse, avec énormément de courts métrages, des fictions radio (je pense au monde anglo-saxon), des œuvres graphiques (les dessins de Druillet…). On ne peut pas « adapter » Lovecraft, il faut le recréer. La radio a beaucoup compté pour moi, notamment dans les années 80. Quand Caroline Ouarzana, au département fictions de France Culture, m’a proposé 2 adaptations d’une heure, j’ai bien sûr immédiatement réagi. Chuchotements dans la nuit (The whisperer of darkness) s’y prêtait vraiment bien. J’ai tenté plusieurs pistes, dédoublement du narrateur principal, jeu entre formes dialoguées et lettres, téléphones, télégrammes puis à mesure qu’on avance, qu’on échange avec le réalisateur, ça décante et se simplifie. La trahison, c’est qu’il reste 30 pages sur les 90 du texte : tout doit passer par suggestion… Mais il y a la formidable balance de l’imaginaire radiophonique, lorsqu’on écoute dans la nuit. J’aimerais bien aussi, c’est une des recherches en ce moment, revenir visiter les « lieux » biographiques de Lovecraft en réalité virtuelle…

 

Propos recueillis par R.G.

ARTICLE PRÉCÉDEMMENT PARU DANS LA REVUE NUMÉRIQUE D’ALCA NOUVELLE AQUITAINE

 

[1] August William Derleth (1909-1971), écrivain et anthologiste américain. surtout connu pour avoir été le premier à publier les écrits de H. P. Lovecraft et pour ses propres contributions au Mythe de Cthulhu.

[2] Weird Tales est un magazine américain de type pulp lancé en mars 1923, célèbre pour avoir publié entre autres dans ses pages les premières nouvelles de Lovecraft.

[3] Robert Hayward Barlow (1918-1951), écrivain et anthropologue américain. Exécuteur testamentaire de H.P. Lovecraft

[4] Edward John Moreton Drax Plunkett, 18e baron de Dunsany (1878-1957).  Écrivain irlandais, considéré comme l’un des fondateurs de la fantasy moderne.

[5] Sunand Tryambak Joshi, un critique littéraire et essayiste américain spécialiste des littératures de l’imaginaire, notamment de l’œuvre de H. P. Lovecraft.

[6] Bibliothèque du campus de la Brown University, à Providence, où vécut Lovecraft.

[7] Robert E. Howard (1906-1936), nouvelliste et romancier américain, inventeur de l’heroic Fantasy avec les aventures de son héros Conan le Barbare.

[8] L’Instant Lovecraft, n°37

[9] La Couleur tombée du ciel, France Culture

[10] La Chose sur le seuil France, Culture

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