Très cher Howard,
J’ai longtemps repoussé l’écriture de cette lettre et depuis que le temps a passé il me reste une seule question. Je vous écris, je vous écris que la plupart de mes interrogations se sont envolées, ou plutôt avec l’âge, le regard, l’expérience, se sont concentrées autour d’un unique mystère et je parviens à peine à y croire. Qui le pourrait ? S’il n’y a au final rien d’étrange à vous écrire, à envoyer une lettre à un auteur mort, un homme dont les chairs sont dissoutes et les os blanchis depuis longtemps, il l’est beaucoup plus que la découverte de votre œuvre, faite il y a maintenant plus de trente ans, continue à me poursuivre. On pourrait aisément croire que ce phénomène soit lié à la matière de votre travail, votre talent pour l’horreur, la peur, l’innommable, votre construction d’un monde tentaculaire, un univers horrifique peuplé de créatures tout droit sorties de nos fantasmes nocturnes, une cosmogonie de dieux anciens et aveugles que vos admirateurs et parangons appelleront plus tard le mythe de Cthulhu, se l’appropriant pour le décliner en nouvelles, romans, films, jeux de rôles, jouets, peluches et autres succédanés jusqu’à la nausée. Je m’excuse de vous le dire, mais vos bacchanales tentaculaires, vos horreurs indicibles, si elles ont longtemps animé mon imaginaire — n’ai-je pas d’ailleurs consacré plusieurs années et plusieurs livres à vous pasticher ? — n’éveillent plus chez moi qu’un haussement de sourcils un peu gêné. Toutes ces questions-là se sont enfuies avec le temps, et il en va de même de celles concernant votre cosmicisme, votre hantise de l’effondrement de la civilisation — qui vous a parfois transformé en un salaud xénophobe d’un genre bien ordinaire. Même ça, même votre obsession pour la particularité de l’homme à être le seul animal capable d’esthétiser son propre destin a cessé de me fasciner, comme elle l’avait pourtant fait si violemment cet été de mes 15 ans, où j’ai lu l’intégralité de vos nouvelles. Et je ne parle même pas de votre style. Votre style, je l’ai découvert il y a peu de temps, maintenant que vous avez droit en français à de vraies traductions et que mon niveau d’anglais me permet de vous lire dans le texte. Si vous saviez, mon cher Howard. Longtemps la traduction de vos œuvres en français était digne de leurs premières parutions dans Weird Tales : caviardées, approximées, mutilées, trahies. Un vrai carnage. Pourtant, ces premières traductions honteuses, je ne parviens pas à m’en défaire. Prenez ainsi l’exemple de ce texte que je vais lire ce soir, cette courte nouvelle que vous avez écrit pour partie encore dans les brumes du sommeil. J’aurais pu la retraduire par moi-même, ou encore demander le secours de François Bon, qui excelle dans son travail à remettre en lumière votre œuvre. Mais je ne l’ai pas fait. J’ai conservé cette vieille version bancale, souvent obscure qui, à la relecture, m’a semblé inscrite au plus profond de moi. Un peu comme une légende.
Et il en va aussi de même de votre vie. Car si l’on a aujourd’hui balayé cette légende-là, construite en partie par vos soins mais aussi vos continuateurs, si l’on sait que vous n’étiez pas celui que l’on a longtemps imaginé, l’écrivain plus dérangé encore que ses récits, ne vivant que la nuit, ne fréquentant personne, puisant la totalité de ses histoires dans des rêves hallucinés ou se nourrissant uniquement de crème glacée, si l’on sait que vous étiez bien plus, que vous étiez un personnage d’une effrayante complexité, votre vie demeure encore plus une énigme. Malgré vos dieux, vos mythes, vos rêves et vos histoires, votre premier mystère, c’est vous-même. Et c’est bien, des années après la dernière question qui demeure pour moi.
Des années après, je me demande encore : « Qui êtes-vous, Monsieur Lovecraft ? »
Votre éternel débiteur,
Romuald Giulivo