Vingt ans que ma route a croisé celle de Lucie Braud et, si je ne l’ai plus jamais quittée, je demeure toujours sous le charme et de sa passion pour la littérature et de la précision de son regard sur la lecture. Il y était donc temps de partager tout ça avec le plus grand nombre.

Propos recueillis par  Romuald Giulivo

 

Avant de remonter le fil de ta relation aux livres, peux-tu nous dire quelle lectrice tu es aujourd’hui?
Lucie Braud : Je suis une lectrice intuitive. J’écoute mes envies, elles doivent certainement répondre à mes besoins, et je fonctionne souvent par cycle. Je peux par exemple ne lire que des romans pour adolescents pendant des mois ou, comme en ce moment, ne pas sortir des polars. Je vais chercher dans les livres un point de vue sur le monde, mais je ne sais pas par avance ce qui va résonner en moi, ça dépend de mon état d’esprit lorsque je me plonge dans le texte.
Malgré tout, il m’arrive aussi parfois d’aller glaner dans des pages des éléments afin d’alimenter des projets en cours, mais c’est une autre forme de lecture qui s’attache aux aspects techniques de l’écriture et qui peut être un piège. Dans ce cas-là, je ne me laisse pas emporter par le texte. C’est souvent ce qui m’arrive lorsque je lis Joyce Carol Oates ou Cristina Comencini, deux femmes dont j’apprécie énormément le travail parce qu’il m’interroge et me fascine, sur le fond et la forme.
Au final, le terme de lecteur recouvre pour moi une réalité plus large. Je lis en fait autant les livres que l’humanité qui s’y joue. J’adore observer, détailler les comportements, les habitudes. Et ces deux lectures, celle des livres et des hommes, se questionnent et se nourrissent l’une l’autre.

Si la lectrice que tu es aujourd’hui pouvait rencontrer celle qu’elle était adolescente, qu’aimerais-tu lui dire?
Lucie Braud : Franchement, je ne sais pas si j’aurais grand-chose à lui raconter. Nous sommes tellement différentes. La lecture était une passion très ambiguë durant mon adolescence, elle m’offrait des moments d’isolement nécessaire, mais parfois aussi forcé : c’était mon moyen de m’extraire d’un quotidien que je trouvais parfois insipide ou décevant. J’étais interne et je devais souvent me battre pour préserver mes périodes de lecture. On se méfiait pas mal de cette attirance, comme si c’était suspect de lire pour une fille : préférer la compagnie d’un livre à celle des autres n’était pas normale. Bref. L’ado que j’étais devait se débrouiller avec tout ça, et je ne viendrais pas lui faire la leçon — même si elle lisait plein de trucs que je trouve aujourd’hui inintéressants. Je me contenterais de l’inciter à continuer sa route par elle-même… et d’envoyer au diable tous ceux qui lui disent comment faire ou comment être ! Je lui dirais de continuer à lire pour faire émerger toutes les questions qui jalonneront son existence, parce qu’elles sont essentielles pour mettre la pensée en mouvement et construire la personne qu’elle doit devenir et non pas celle que les autres attendent qu’elle soit.

Et lorsque tu étais enfant, la lecture était-elle encouragée?
Lucie Braud : Ce n’était pas la même chose. Comme ma mère était institutrice dans une école de village où elle utilisait beaucoup la pédagogie Freinet avec ses collègues, l’art — et notamment la littérature jeunesse — était au cœur de sa méthode. Elle avait toujours des albums dans son cartable, à une époque où se déployait une génération d’auteurs et d’illustrateurs talentueux : Maurice Sendak, Leo Lionni, Tomi Ungerer, Arnold Lobel, etc. Leurs livres ont dès le départ fait partie de mon environnement, et ils m’accompagnent encore aujourd’hui. Ces premières lectures sont fondamentales. Elles m’ont procuré des émotions qui sont depuis de vrais repères dans mon existence et avec lesquelles je m’efforce de rester connectée.
Je suis persuadée de l’importance de garder en mémoire nos émotions d’enfant dans nos vies, et de s’y référer en tant qu’adulte. Quand je lis par exemple Les Oiseaux d’Albertine et de Germano Zullo, quand je savoure l’équilibre parfait entre l’image et le texte, eh bien j’ai l’impression de retrouver quelque chose de l’émerveillement de l’enfance, et ainsi d’accéder à la connaissance d’un monde qui, autrement, m’échapperait. Je trouve cela très précieux.

Comment passe-t-on alors de la finesse du livre d’images à la rudesse du polar, dont tu es devenue une lectrice assidue plus tard, à l’université?
Lucie Braud : Mon parcours de lectrice n’a clairement pas été linéaire. Je suis passée par plein de détours, et j’en suis ravie. Je me souviens de ces veilles de grandes vacances lorsque j’étais au collège et que ma mère nous laissait, ma sœur et moi, en librairie le temps d’aller faire ses dernières courses. Quand elle venait nous récupérer, nous avions le droit de repartir avec un nombre conséquent de livres pour l’été, des bouquins que j’avais toujours choisis très différents.
Ensuite, ça a été un peu plus compliqué. Les années lycée, occupées essentiellement par la lecture prescrite des classiques pour lesquels je n’avais ni l’appétence ni la maturité nécessaire, ont été plus mornes. Du coup, c’est effectivement à la fac que j’ai de nouveau taillé ma propre route à travers les livres. Il y a eu d’abord la découverte de toute une littérature nord-américaine, celle de Faulkner, Paul Auster ou Steinbeck notamment. Et c’est à l’occasion d’un stage que j’ai plongé dans le polar, dont j’ai finalement fait le sujet de mon mémoire de fin d’études. C’est là aussi, en rencontrant Dominique Rateau au Centre Régional des Lettres d’Aquitaine, que j’ai renoué avec le livre jeunesse. C’est grâce à elle que j’ai compris combien cette littérature était restée ancrée en moi. Ce qui ne m’a pas empêchée de continuer à découvrir des continents entiers de livres, bien au contraire. C’est à cette même époque que Claude Chambard, qui travaillait également au Centre régional des lettres, m’a conduite vers des choses que je ne connaissais pas du tout, la poésie moderne, mais aussi la littérature noire ou le roman contemporain. Je me reconnais encore aujourd’hui dans cette curiosité, j’aime l’idée de ne rien s’interdire. C’est cette lectrice-là que je veux être. Quelqu’un qui cherche avant tout des livres me permettant de découvrir qui je suis, en faisant émerger des questions que je ne me suis pas encore posées.

Aujourd’hui, tu rencontres régulièrement des enfants et des jeunes dans certaines activités de médiation autour de la littérature. Ces échanges influencent-ils tes lectures?
Lucie Braud:   Cela me sert surtout de levier pour plonger dans des lectures vers lesquelles je ne serai pas allée au prime abord. Je prépare par exemple en ce moment des ateliers autour de l’écriture du corps, à la fois parce que j’ai envie de voir ce que les jeunes ont à en dire à une époque où les réseaux sociaux ont beaucoup normé le sujet, mais aussi parce que je souhaite explorer cette thématique dans l’un de mes prochains ouvrages. Ça m’a amené à parcourir toute une littérature sur la matière, et à étudier ce qu’en font les auteurs pour adolescents, comme ceux qui publient dans une collection spécifique chez Thierry Magnier, L’Ardeur. Quelque part, c’est un moyen de ne pas être seule dans la réflexion sur mes lectures ou sur mon écriture. Je fonctionne comme ça. J’ai besoin d’être en lien à l’autre. C’est ça qui me rend vivante.

 

 

Lucie Braud explore depuis son refuge breton l’écriture sous diverses formes : nouvelles, romans, scénario de bande dessinée, albums jeunesse…

Lucie Braud nous a très gentiment ouvert sa bibliothèque : à vous d’y dénicher des envies de lecture !

Bibliographie sélective de Lucie Braud :

Mimosa, Noctambule (avec Edith)

Le Dernier des Mohicans, Noctambule (avec Cromwell)

Ferdinand, Atelier in8

Pour en savoir plus :

Dedans Dehors #2

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