Thierry Murat est un artiste singulier tant il pousse la réflexion pour chacun de ses ouvrages. Rien n’est laissé au hasard. Tout est pensé, creusé. Tout prend sens. Avec initial_A., il signe un ouvrage atypique, philosophique et narratif, dans la droite ligne de Cerveaux augmentés (humanité diminuée ?) qu’il a réalisé avec le philosophe Miguel Benasayag.
Thierry Murat a conçu initial_A à partir d’images promptées et générées sur un réseau neuronal artificiel. Cette nouvelle expérience ressemble à un voyage initiatique au cœur d’une IA à la fois fascinante et effrayante, qu’il met au service de son art pour raconter l’histoire d’un monde dévasté par la numérisation à outrance.
Initial_A est une fable parsemée de clins d’œil à Lewis Caroll. Alice, le personnage principal, débarque par un trou noir sur une planète parallèle qui ressemble à la Terre au point d’en être son miroir. Sur cette planète, l’Homme a disparu, il n’y a que vestiges de son passage et végétation. Alice dialogue tout au long du livre avec la « Voix off », un personnage que le lecteur ne voit jamais. Le monde a été détruit par la numérisation et Alice a pour mission de réécrire l’histoire de l’Humanité. Mais voilà, elle ne se souvient pas de grand-chose du monde d’avant. Alors la « Voix off » va faire remonter peu à peu ses souvenirs. Le récit alterne entre le présent et le passé. Alice sombre dans le rêve, remonte le temps et explore ainsi différentes époques : l’Âge d’Or, l’Âge de Plomb et le Dernier Âge, celui de la technologie dévastatrice.
Si la jeune fille est une métaphore de l’Humanité, le petit robot qui intervient de façon incongrue dans l’histoire pour lui parler est une métaphore de la technologie. Il sait tout mais ne veut pas trop en dire. Il est un peu stupide, toujours en avance (un clin d’œil au lapin blanc d’Alice au pays des merveilles toujours en retard) mais il est surtout inutile.
Voici l’histoire.
« Initial_A est un livre hors du commun, unique en son genre, certes par l’acte créatif de l’auteur lors duquel il a poussé le langage poétique pour concevoir les images, mais au-delà, par son scénario et par la façon dont il explore la frontière. »
Mais initial_A est un livre complexe. La lecture est tout d’abord contemplative tant les images hypnotisent. Les cases sont des paysages vus bien souvent à travers le regard d’Alice. Le lecteur est également spectateur comme il le serait d’une toile. Alice est mise en scène soit de dos, soit de face, gros plan fait sur son visage. Son regard devient le centre de l’attention. Il interroge, il nous fait douter de son humanité ou au contraire, nous en convainc par les émotions qu’il porte. Il ressemble à ce regard que nous avons lorsque nous sommes sur les écrans : un regard fixe, lointain, parfois perdu, parfois intense. Un regard tout entier donné à l’écran, tout entier absent du monde réel.
Les cadrages sur Alice changent lorsqu’elle « traverse » les différents Âges. Alice s’anime alors, s’incarne dans ses rêves à travers lesquelles elle perçoit les vestiges de l’Humanité. Ses rêves sont comme ces souvenirs auxquels on se raccroche pour se rappeler, pour ne pas oublier qui nous sommes. Et les souvenirs ne sont pas des mensonges : même s’ils sont fabriqués, ils sont une trace modelée de notre histoire, une preuve de notre existence et de notre rapport au monde.
Au fil des pages, la lecture se complexifie, le questionnement commence, nous sommes perdus puisque le réel et le virtuel ne se distinguent plus l’un de l’autre. Où se situe la frontière entre les deux ? Alice ne sait pas bien où elle est, ni quel est le but de sa présence sur cette planète miroir. Elle réclame des réponses qu’elle ne peut obtenir. Alice est-elle réellement l’âme de l’Humanité ? Alice est-elle tout simplement humaine ? Que peut-elle croire et ne pas croire ? Que pouvons-nous croire ? L’unique réponse qu’oppose la « Voix off », la voix de son intériorité, est celle-ci : « Si la question est la finalité, alors la réponse est l’absence de finalité. Se débarrasser de la quête vers le but. Contempler le chemin et arpenter la voie. La voie qui se tait. » Car c’est par les questions que tout commence, c’est par les questions que la pensée se met en action et que le récit peut enfin se construire.
Initial_A est un livre hors du commun, unique en son genre, certes par l’acte créatif de l’auteur lors duquel il a poussé le langage poétique pour concevoir les images, mais au-delà, par son scénario et par la façon dont il explore la frontière. Le lecteur est alors lui aussi happé par le trou noir, ramené à des questions fondamentales, au sens de ses actes, et à ses responsabilités.
Dans l’avant-propos, Thierry Murat s’interroge sur l’hybridation, sur le bien-fondé de ce livre, sur ce qui est humain et ce qui ne l’est pas. Il cite en réponse Miguel Benasayag : « ce qui est humain, c’est l’énergie, le désir et la liberté qui t’ont poussé à raconter cette histoire ainsi, jusqu’au bout… » Tout livre vit grâce à ses lecteurs : leur regard « (…) va donner sens à tout cela. Voilà ce qui est humain. Tout le reste n’est que poussière d’algorithmes. » inital_A est un livre qui décale le regard, qui questionne. N’est-ce pas là ce que nous attendons de l’art ?
Par L.B.
initial_A., Log Out, 2023
Site : http://www.thierrymurat.com