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Élie Treese fait partie de ces écrivains discrets qui n’ont pas besoin de grand-chose pour faire roman, juste l’amorce d’un fil duquel dérouler des phrases ciselées et toute une histoire. Peut-être parce que, comme Antonin Artaud qu’il cite dans son quatrième roman, La Route de Suwon, sorti ce printemps aux éditions Rivages sous la direction d’Émilie Colombani, il sait que « toute l’écriture est de la cochonnerie. Les gens qui sortent du vague pour essayer de préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur pensée sont des cochons. »1

 

Alors, autant ne rien préciser justement. Autant rester dans le doute, le flou et les hypothèses à jamais invérifiables, au risque de ne pas être plus avancé à la fin, de seulement fumer cigarette sur cigarette durant toute une nuit, boire verre sur verre en s’arrachant les cheveux et regarder la lumière du petit matin se lever sur le monde, sans savoir si ce sont là les premiers feux d’une apocalypse au sens premier du terme, c’est-à-dire cette révélation tant recherchée.

C’est en tout cas la situation dans laquelle Élie Treese met son narrateur en le confrontant dans les premières pages à une simple question, inspiré si l’on en croit l’auteur d’une anecdote familiale2 : qu’est-ce qui a bien pu pousser son grand-père à quitter sa Bretagne, un beau matin de 1950, pour partir faire la guerre en Corée, annonçant sans ambages « qu’il s’était engagé comme volontaire pour une durée de trois ans, et qu’il était sur le point de rejoindre un bataillon de mille hommes afin de défendre, sous l’égide de l’ONU, les valeurs du monde libre » ?

Rien ne paraît en effet l’expliquer, le justifier, même soixante-dix ans plus tard, alors que Guy Mallon n’est plus qu’une silhouette habillée de blanc sur une photo jaunie prise quelque part sur la route de Suwon en 1951. L’homme avait, il faut le dire, tout pour lui. Issu d’un milieu bourgeois auquel rien ne manque, ingénieur en chef dans une entreprise florissante, héros de la Résistance, heureux père de quatre enfants et aussi et surtout mari sincèrement amoureux de sa femme, Yvonne, qu’il abandonne pourtant à son sort, d’abord trois longues années pour repousser les armées de Kim-Il-Sung, et aussitôt après pour courir l’Indochine où il trouvera finalement la mort sous les balles ennemies.

Alors qu’est-ce qui cloche chez Guy Mallon ? Quels péché originel ou force souterraine le poussent à laisser sa vie en plan du jour au lendemain ?

Pour tenter de le découvrir, le narrateur fait appel, au crépuscule d’un dîner dont on ne saura jamais rien, ni les raisons de sa tenue ni l’identité des convives, à un procédé métaphorique dont, Romain, personnage lui aussi mystérieux, silhouette à peine esquissée à l’exception de son pull troué, de ses chaussures ravagées déjà portées « à l’époque mythique de [leur] adolescence » et de sa soif inextinguible, est le témoin, au même titre que le lecteur lui-même dont il est probablement le miroir. Procédant par analogie avec les cercles de l’Enfer de la Divine comédie de Dante, Élie Treese dresse chapitre après chapitre une cartographie de l’âme de ce grand-père jamais connu. Il égrène ses possibles motivations au départ, chacune représentée par une pièce de monnaie de valeur croissante qui vient bâtir une structure précaire érigée parmi les verres sales et les reliefs de repas.

On voit alors passer différents motifs dans cette recherche, évidemment vaine, de vérité. Certains sont plus évidents, comme le poids des convictions ou l’argent qui aurait soudain manqué, ou encore tout simplement l’ennui d’un homme abîmé par les horreurs de 39-45, un homme pour qui « … la guerre était [sa] seconde nature, une nature extraordinaire, qui [lui] permettait d’approcher cette idée d’une nécessité, d’une évidence de [sa] présence au monde. » D’autres explications sont, elles, plus complexes. Comme le rôle d’une amitié trouble, du destin, et puis forcément de l’amour, celui sans faille qu’il porte à sa femme, « … parce qu’on est convaincu que rien ne peut nous séparer, que le lien qui nous unit est inaltérable, intangible, qu’il peut résister à la violence et à l’usure, qu’il peut, comme les alliages les plus fous, persister sous sa forme première au milieu du chaos et des températures extrêmes. »

Bien sûr, le dernier cercle de ce chemin — qu’on ne peut révéler ici sans déflorer l’intrigue —vient donner une explication probable à la fuite de cet homme, mais force est de constater que Élie Treese, comme autrefois Kafka creusait pour nous dans son journal la fosse de Babel, élève avec maestria devant nos yeux une tour troublante des enfers personnels. Ceux de Guy Mallon, cet homme parti un jour sur la route de Suwon, mais aussi forcément, et c’est là n’en doutons pas l’objet, de nous tous.

 

 

La Route de Suwon, d’Élie Treese
Éditions Rivages

Avril 2022
136 pages
15 euros
ISBN : 978-2-7436-5574-7

© éditions Rivages

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