Depuis 1998, Thierry Magnier trace le sillon d’une littérature jeunesse exigeante dans un paysage éditorial français de plus en plus frileux, où les grandes maisons ont tendance à se retrancher derrière l’achat de licences étrangères. Souvent en première ligne pour défendre une littérature que certains voudraient moralisatrice et pédagogique, il continue de défendre avec passion sa vision du métier d’éditeur jeunesse et partage les raisons de ses choix.

D’après vous, pourquoi ces derniers temps la radicalisation du discours politique et sociétal s’exprime-t-elle notamment contre la littérature jeunesse ?
Thierry Magnier : Sûrement parce que les politiques actuels estiment les enfants sacrés. Et parce qu’ils ont peur. Pour eux, les enfants doivent entrer dans un moule, suivre une moralité et surtout être obéissants, dociles. Parce qu’ils sont le peuple à venir et que, un peuple qui réfléchit, cela dérange. Le phénomène n’est pas non plus nouveau. Pour moi en tout cas, tout a commencé il y a une vingtaine d’années, dès les premières publications de la maison, notamment avec un livre de Christophe Honoré sur l’homoparentalité1. Déjà à cette époque, il y avait eu quelques remous. Mais rien à voir il est vrai avec le cirque qui s’est déchaîné autour de Tous à poil2. On a eu l’impression que tout à coup un livre jeunesse, qui pose simplement un regard décomplexé et humoristique sur la nudité, était pris en otage pour tenter de mettre le feu au pays. Un livre que personne n’avait lu à l’époque, car j’avais dû en vendre à peine 700 exemplaires en 3 ans…
Je n’ai alors pas compris, et je ne comprends toujours pas la raison de tout ce raffut. La nudité, le corps, ou même la sexualité m’ont toujours paru des sujets éminemment importants, des sujets à aborder en littérature jeunesse afin de permettre aux enfants de se construire. J’ai toujours traité ces sujets. Certains prétendent, de façon pernicieuse, que c’est mon fonds de commerce — comme lors de la récente mésentente avec la direction des affaires scolaires de Paris autour du Dictionnaire fou du corps de Kathy Couperie —, mais je trouve cela grossier et surtout inepte. Il me semble important que ces livres pour la jeunesse existent, et dangereux que certains imaginent les interdire. Pourquoi alors ne pas interdire également la parution du Larousse illustré et ses planches d’anatomie, ou la visite de la chapelle Sixtine ?

 

« la méfiance vient de plus en plus des parents eux-mêmes, de l’importance démesurée qu’ils accordent à l’éducation de leurs enfants »

 

Christian Bruel, fondateur des éditions Le sourire qui mord, publiaient déjà des albums jeunesse anticonformistes, notamment sur la question du genre. Comment se fait-il que, quarante ans plus tard, on en soit toujours au même point d’incompréhension ?
T.M. : Je me pose régulièrement cette question, et je ne trouve pas de réponse simple. Sinon qu’une poignée de gens, ayant le pouvoir et l’argent, ont décidé de construire un monde à leur image. Un monde policé et normatif. J’ai par exemple ressorti il y a deux ans l’Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon3, l’un des premiers ouvrages parus au Sourire qui mord. J’ai alors demandé à Christian Bruel d’imaginer comment il traiterait la même question aujourd’hui, et cela a donné naissance à D’ici-là, une utopie positive sur le genre illustrée par Kathy Couperie. Eh bien malgré tous nos efforts pour communiquer autour de l’ouvrage, malgré la renommée des auteurs ou encore une actualité en phase, personne n’a parlé de ce livre, certes un peu exigeant graphiquement, mais réellement splendide. C’est à n’y rien comprendre.

N’êtes-vous pas dérangé que votre travail — celui d’un éditeur exigeant qui publie dans l’intention d’éveiller ses lecteurs — soit aujourd’hui vu avant tout par certains comme un acte militant ?
T.M. : Cela m’énerve, évidemment. On me prend souvent pour un éditeur qui fait des bons coups ou qui aime se faire remarquer. Alors que ma politique éditoriale n’a jamais changé. J’ai toujours travaillé pour offrir les meilleurs livres possible aux enfants. Parce que j’ai le sentiment qu’un enfant est un être humain à part entière, parce qu’il est intelligent et qu’on peut lui parler de toutes les choses qui l’entourent.
En vérité, la méfiance vient de plus en plus des parents eux-mêmes, de l’importance démesurée qu’ils accordent à l’éducation de leurs enfants. Ils veulent les protéger de tout. Les gamins n’ont plus le droit d’avaler du lactose, du gluten… alors feuilleter un livre sur le corps, je ne vous en parle même pas. Je me souviens ainsi d’une discussion avec une documentaliste qui avait pris la parole lors d’une journée de formation avec des bibliothécaires où j’intervenais. Elle avait avoué ne plus commander pour son CDI les livres de ma maison d’édition. Elle suivait et appréciait nos parutions depuis des années mais, à un an de la retraite, elle se disait fatiguée de devoir affronter les représentants de parents d’élèves ou sa hiérarchie dès qu’elle proposait l’un de nos ouvrages à la lecture. C’est somme toute ahurissant. Je ne sais pas où va le métier d’éditeur. Un éditeur, c’est avant tout quelqu’un qui prend des risques. Contrairement à certains de mes confrères, je me moque au fond de ce que veulent lire les enfants ou les adolescents. Je veux être force de proposition, les mener vers d’autres rivages.

Quels sont les sujets, traités par la littérature jeunesse d’aujourd’hui, qui vous semblent clairement politiques ?
T.M. : Tous les sujets sont politiques lorsqu’ils sont traités avec talent. Un bon livre est forcément politique. S’il existe, s’il n’est pas un ventre mou, il prend forcément position, quelle que soit la question traitée. Un livre est un objet politique, comme aurait probablement pu le dire Marguerite Duras. Et sinon la politique, en jeunesse, c’est peut-être au final de parler d’un sujet qui ne semble pas au prime abord destiné aux enfants. Après, les incompréhensions et les tensions qui en découlent viennent du regard détestable posé sur le livre de jeunesse. Son manque de reconnaissance et l’incapacité patente à le faire accepter comme une littérature. Ne devrait-on pas ainsi surtout se rappeler que nous formons les lecteurs de demain, nous les préparons aussi à aller vers des livres complexes, exigeants et stimulants pour la pensée. Franchement : peut-on imaginer réaliser cette tâche immense en ne proposant que des histoires fades et normées ?

Est-ce que, quelque part, nous n’infantilisons pas les enfants ?
T.M. : Très probablement. Je pense par exemple à Marguerite Duras, dont toute l’œuvre réserve une place cruciale à l’enfance. Duras n’a jamais pris les enfants pour des imbéciles. Son unique album jeunesse, Ah Ernesto !4, le montre de façon flagrante. J’ai vu en me rendant à l’IMEC5 les piles de manuscrits par lesquels elle est passée pour écrire ce livre, ce petit conte comme elle l’appelait. Je suis un fan de Duras et je suis très heureux d’avoir pu republier ce livre. Cette histoire d’un gamin qui ne veut plus aller à l’école parce qu’on lui y apprend des choses qu’il ne sait pas, c’est pour le coup un vrai livre politique pour la jeunesse. Prenez par exemple la scène où le maître d’école montre un papillon épinglé dans boîte vitrée et demande ce que c’est. Ernesto répond alors : « c’est un crime ». Magnifique, n’est-ce pas ?

1 Je ne suis pas une fille à papa, C. Honoré, Thierry Magnier, 1998
2 Tous à poil, Claire Franek et Marc Daniau, éditions du Rouergue, 2011
3 Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon, Christian Bruel et Anne Bozellec, Le sourire qui mord, 1980
4 Ah ! Ernesto a été publié chez Harlin Quist/Ruy-Vidal en 1971. L’ouvrage est réédité en 2013 aux éditions Thierry Magnier (illustrations : Kathy Couperie), accompagné d’un album intitulé Ah ! Marguerite Duras, qui retrace l’aventure éditoriale de ce conte
5 Institut Mémoires de l’édition contemporaine.

par R.G.

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