Aimer, boire et chanter

Aimer, boire et chanter

     © Isabelle Merlet

Isabelle Merlet, les yeux de la couleur

Isabelle Merlet est l’une des coloristes les plus talentueuses du monde de la bande dessinée. Après 20 ans d’expérience, elle a réalisé les couleurs des dessins de Blutch créés pour le dernier film d’Alain Resnais Aimer boire et chanter. Une expérience unique et différente, haute en difficultés, qui amène la coloriste à repousser ses limites.

Isabelle Merlet ne s’est pas lancée dans le dessin, par complexe, explique-t-elle. Devenir artiste lui semblait un objectif inatteignable. Au début de ses études d’arts appliqués, elle découvre que la couleur lui offre cependant un bel espace de liberté. En 1990, elle aide son ami Jean-Denis Pendanx sur les couleurs de son premier album1. Elle est vite sollicitée par des éditeurs et des auteurs. Apprenant sur le tas, novice, elle apaise son égo, travaille sans idées préconçues. La confiance qu’elle met dans son intuition lui permet de suivre de nombreuses directions. Mais la monotonie des demandes éditoriales finit par la lasser. En 2000, elle fait une pause pour travailler la sculpture. Sept ans plus tard, son compagnon, l’auteur coloriste Jean-Jacques Rouger lui fait renouer avec la couleur. Il la forme à l’outil informatique. Devant les possibilités infinies que lui offre l’ordinateur, elle s’amuse, se passionne, cherche. Elle s’y met à fond, finit par presque s’écœurer jusqu’à ce que le projet de Blutch arrive jusqu’à elle.

Été 2012
Thomas Ragon (éditeur chez Dargaud) propose à Isabelle de faire des essais couleur pour le prochain album de Blutch2. Elle connaît le travail de l’auteur, mais rien de lui. Lui laissera-t-il l’autonomie dont elle a besoin ? Quelle expérience a-t-il de la couleur lui qui travaille en noir et blanc ? C’est un mélange de crainte et d’excitation qui la pousse à accepter. À réception des premières pages, elle ne veut aucune indication. Blutch veut travailler ainsi, parfait !
Elle envoie ses premières propositions et demande un avis direct et franc, sans égo. Ils sont sur la même longueur d’onde et faits pour travailler ensemble.

De la bande dessinée au cinéma : une histoire de couleurs
Blutch va travailler sur le film d’Alain Resnais. Il souhaite Isabelle à ses côtés. Alain Resnais veut la rencontrer. Rendez-vous est pris. Le réalisateur évoque son projet, ce qu’il attend des dessins qui seront insérés dans le film. La discussion file et digresse loin du sujet. À l’issue de la rencontre, Isabelle constate qu’ils ont très peu parlé de ce qu’on attend d’elle. Blutch lui confirme la nécessité de la rencontre : il a besoin de voir comment tu comprends les choses. Alain Resnais pense le film, mais aime à découvrir la réalité des autres métiers nécessaires à sa fabrication. Tout le monde se met à son service pour rendre au plus juste son idée. La difficulté, c’est que le réalisateur communique sa vision de façon parcellaire, illustre ses idées par des images, des références, des souvenirs … Jamais de directives, chacun doit trouver sa place.
Ainsi, comment dessiner les quatre maisons de l’histoire ? Alain Resnais les a en tête, mais ne les décrit  pas précisément. Blutch réussit tout de même à aboutir un dessin pour les premiers tests de couleur. Alain Resnais a une envie de mise en couleur « cartoonish », comme dans les comics américains dont il est grand lecteur, mais les dessins de Blutch ne s’y prêtent pas. Isabelle Merlet fait des essais, Alain aime les accords de couleurs très primaires, mais Isabelle considère que ça ne marchera pas pour différencier les saisons, et tout le monde le convainc d’abandonner son idée. Pour proposer la mise en couleur qui convient au dessin de Blutch, Isabelle utilise une technique qu’elle a mis en place pour la dernière bande dessinée de l’auteur : passer le trait en violet. Le trait noir associé à la couleur – sur un dessin expressionniste comme celui de Blutch – provoque une surcharge et un déséquilibre de l’image. Le dessin perd de sa force singulière. Le trait violet permet d’adoucir l’image sans trahir le travail du dessinateur.
Le processus d’élaboration des dessins se fait juste avant le montage et le travail d’Isabelle intervient au moment de la postproduction. L’impératif est clair : donner à voir l’évolution des journées et des saisons tout au long du film (printemps, début de soirée, plus tard dans la soirée, matin d’été, etc.). 37 mises en couleurs sont à réaliser à partir des quatre dessins de Blutch.
Cela demande des nuances subtiles pour différencier une image de soirée d’une autre image  plus tardive dans la nuit. Le travail se fait en lien avec le monteur du film, Hervé Deluz. Trois semaines de préparation avant le tournage (les essais), puis trois semaines pour l’élaboration des couleurs. Hervé Deluz fait des zooms sur les dessins, les monte et les soumet au regard d’Alain Resnais. Cela permet de voir si les images s’intègrent dans les séquences filmées, si les contrastes sont bons ; il faut trouver des codes permettant aux spectateurs de comprendre les changements de saisons, voir ce qui fonctionne ou pas. Beaucoup d’images initialement prévues ne sont pas montées pour des questions de rythme.
Pour le film, l’image dessinée est informative, c’est une sorte de carte postale. En bande dessinée, la liberté est plus importante : un ciel vert ou violet sera possible en plein été parce que le récit est ouvert à l’interprétation ; la couleur devient un prolongement narratif. Dans le film, l’insert d’images imaginé par Resnais, ne permet pas (pour ce projet spécifique en tout cas) de s’écarter de la convention, les codes doivent êtres efficaces, l’été doit être immédiatement identifié comme tel, ce qu’Isabelle ne fait jamais sur une bande dessinée.

« Pour le film, je ne cherchais pas à être originale, mais à répondre à une demande, en me faisant plaisir certes, mais en ne perdant pas de vue ma mission : servir la vision d’un artiste et faire passer une information. En bande dessinée, je suis très libre, et je cherche à faire de nouvelles expériences. La couleur peut donner au récit ce que la musique apportera au cinéma. C’est un travail extrêmement exigeant que les éditeurs ne mettent absolument pas en lumière. »

La couleur n’est pas toujours indispensable, certains dessins s’en passent très bien. « Qu’est-ce que la couleur doit amener ? Si c’est du coloriage, elle enlèvera de la force ou de l’élégance au dessin, ce qui est problématique. Mais elle est trop souvent pensée en terme commercial et cet écueil est récurrent. La couleur est une vibration qui doit servir le récit. Si l’on pouvait bannir les effets, travailler le fond et moins la forme ! La vraie réussite, c’est lorsque le travail ne se voit pas ; que l’osmose avec le dessin est totale. »
En bande dessinée, l’important est d’accompagner la narration, tout en créant une harmonie globale et cohérente sur l’ensemble du livre. Sur un film, celui d’Alain Resnais en l’occurrence, l’enjeu était de travailler la couleur en tenant compte de la rapidité d’apparition de l’image à l’écran, c’est un autre travail, un autre rapport au temps, une efficacité différente.

Aujourd’hui, Isabelle Merlet arrive à la croisée des chemins. L’expérience vécue sur Aimer boire et chanter lui a permis d’explorer sa maîtrise de la couleur. Revenir au dessin est un désir, un défi. Elle ouvre un blog sur la contrainte du portrait, qu’elle envisage comme un laboratoire où elle prend le risque de rendre public son travail pour passer une autre étape où la couleur portera son trait, servira sa créativité et sa liberté.

par L.B.

1 Diavolo le solennel, éd. Zenda, par Doug Headline (scénario), Jean-Denis Pendanx (dessin) et Isabelle Merlet (couleurs), 1991.

2 Lune l’envers, Dargaud, 2014.

 

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