Les livres occupent chaque recoin de la maison, entassés, rangés. La bibliothèque est un palais. Nous sommes attablés dans la salle à manger. Le café est chaud. Je sais déjà que je ne pourrai pas tout raconter de cet amour des livres qui rend cet homme si vivant, son regard si brillant et son rire si clair. Claude Chambard est un insatiable lecteur. Un lecteur veilleur et généreux.
Propos recueillis par Lucie Braud
Vous souvenez-vous du premier livre que vous avez eu entre les mains ?
Claude Chambard : Je m’en souviens et je l’ai toujours. Tout ce qui était à moi a pourtant disparu lorsque ma grand-mère a vendu la maison de famille. Par un extraordinaire hasard, ce livre a survécu et je l’ai retrouvé après sa mort. C’est ma marraine qui me l’avait acheté à la Noël 1954 qui précéda mon entrée au cours préparatoire : Histoire de Monsieur Colibri (Gründ, écrit par Marcelle Guastala et imagée par Suzanne Jung, 1947). Monsieur Colibri est marié, il a des enfants et un petit chien. Un jour, il tombe et se casse la tête. On appelle le docteur Guéritou qui essaie de coller les morceaux de sa tête, mais ça ne tient pas. Le docteur apporte alors une tête en sucre. Hélas, monsieur Colibri retombe et se casse encore la tête. On remplace par une tête en bois, mais ses filles, sa femme et le chien se plaignent parce que les échardes piquent. Après bien des changements inadéquats, le docteur à l’idée d’une tête en chocolat. Dès lors, il faut changer la tête du bon père de famille tous les jours parce que sa femme et sa fille la lui mangent tous les soirs. J’adorais l’idée d’un père prêt à se faire manger la tête par sa famille, parce que, un père, je n’en avais pour ainsi dire pas. C’est plus que le premier livre que j’ai eu entre les mains, c’est le livre dans lequel j’ai appris à lire, par reconnaissance instantanée des mots que je suivais lorsque ma marraine me lisait le livre et que je reconnaissais seul à l’œil et que j’avais l’histoire en mémoire.
Comment sont arrivés les livres dans votre vie et quelles conséquences ont-ils eues ?
Claude Chambard : Ma pourvoyeuse de livres, c’était cette marraine qui était maîtresse d’école à Paris. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture a été décisif dans ma vie. Au fond, peut-être que je n’ai jamais rien lu d’autre que cette Histoire de Monsieur Colibri. J’ai appris à vivre dans les livres. Le monde qu’ils me décrivaient, était un monde auquel je n’avais pas accès dans la vie normale. Je vivais dans un village de l’Yonne, avec mes grands-parents très âgés et les quatre premières années, je ne fréquentais quasiment personne de mon âge, à part les deux petites filles de la ferme d’à côté et ma très jeune cousine qui venait deux ou trois fois par an. Jusqu’à mes neuf ans, je ne voyais d’enfants qu’à l’école. J’avais beaucoup de temps pour lire. Les livres changeaient, ils grossissaient, ils devenaient plus importants. Ma marraine me fournissait toujours, et mon grand-père aussi. Chaque fois que nous allions à la ville, nous passions dans une librairie où j’achetais ce que je voulais. Dans le village, il y avait aussi monsieur David qui possédait une grande bibliothèque. Il m’a fait lire, entre dix et douze ans, certains Balzac – Le Père Goriot me faisait tellement pleurer –, Sans familled’Hector Malot (évidemment je me prenais pour le petit Rémi), Jules Verne et Alexandre Dumas, mais aussi Jacques le Fataliste, Émile ou Les Souffrances du jeune Werther qui n’étaient pas vraiment pour mon âge. À dix ans, je m’étais retrouvé seul avec mon grand-père et ce furent les plus belles années de mon enfance et de mon adolescence. Avec lui, j’avais le droit de fréquenter les enfants du village, de courir les champs et les bois. Néanmoins, j’avais pris le goût de la lecture et j’adorais rentrer chez moi et me jeter sur mon lit avec un livre. Ce qui m’intéressait dans la lecture, c’était l’idée de découvrir des mondes que je ne connaîtrai jamais, de ne plus être dans un réel plus ou moins agréable et somme toute un peu banal. C’était un peu rude la vie qu’on menait à la campagne, sans aucun confort. Le grand événement fut, lorsque je rentrais au lycée, ma rencontre avec Magdi Senadji – qui allait devenir un immense photographe et qui est mort bien trop tôt –, mon ami définitif qui va me montrer tant et tant de nouveaux univers.
Enfant, comment la lecture vous amène-t-elle à l’écriture ?
Claude Chambard : Enfant, j’aimais, comme je viens de le dire, beaucoup être seul pour lire, mais aussi pour écrire. Dès que j’ai su écrire au CP, je suis devenu l’unique rédacteur d’un journal constitué d’une feuille à grands carreaux pliée en quatre. Je dessinais les images. Le texte était très court. Il y avait une histoire à suivre dans le numéro suivant. Mes copains et copines se passaient l’unique exemplaire. Puis j’ai écrit des pièces de théâtre pour mes marionnettes, parce dans le grenier au dessus de sa forge, mon grand-père m’avait fabriqué un théâtre de marionnettes avec rideaux coulissants et toutes sortes de décors. Quand j’avais fini une pièce, j’invitais les copains et ils assistaient à ma représentation. J’en ai écrit un sacré paquet. Donc très tôt, j’ai été un auteur dramatique, ça m’a passé. Quand on achète des marionnettes dans le commerce, il y a des modèles précis – le loup, le gendarme, Guignol, Gnafron, la princesse, le vieux Roi, le bandit, le crocodile etc. et je jouais avec ces archétypes et aussi avec ceux des histoires que je lisais. Mais j’aimais bien inventer et il fallait que les pièces captivent mes copains. À quinze ans, sont arrivées dans le village deux sœurs qui faisaient du théâtre à Paris. On a joué du Molière, du Racine, Cyrano de Bergerac, et on a aussi écrit des pièces souvent en adaptant ce que l’on connaissait. Puis au lycée, avec Magdi, on a fait une petite revue avec des notes de lecture, des poèmes, des rubriques cinéma, musique etc. Donc l’écriture, vous voyez, ça n’a jamais cessé.
Que change votre rencontre avec Magdi Senadji ?
Claude Chambard : Quand je suis rentré en sixième au lycée à Dijon, je lisais déjà beaucoup, on l’a vu. Quelques auteurs se sont ajoutés : Eugène Sue, Conan Doyle, Stendhal, Georges Sand, Edgar Poe, beaucoup d’auteurs des siècles passés, mais Magdi, lui, est déjà plus dans le contemporain parce que son frère plus âgé lui fait lire des livres récents. Donc je me suis mis à la littérature récente. Un des premiers livres qu’il m’a fait lire, c’est La Puissance et la gloire de Graham Greene. À Dijon, il y avait une librairie, près de la Chouette, où on achetait toutes les semaines un livre de poche. Je découvre Maurice Genevoix, Colette, Mauriac, Kessel, Saint-Exupéry, Giono, Bernanos – qui ne me quittera plus –, John Steinbeck… la classe de philo me fait aimer Montaigne et les grecs. Avec lui je vais aussi pour la première fois dans un musée, celui des Beaux-Arts de Dijon, qui est toujours magnifique. Ses parents nous incitaient beaucoup à visiter les musées, aller dans les galeries, mais aussi au cinéma, au théâtre, au concert. J’avais l’impression d’entrer dans un temple idéal où tout ce que je voulais voir du monde était là, comme dans la littérature. J’ai acheté une version de la Bible en poche parce que j’avais compris que 70% de la peinture abordaient des thèmes bibliques et que ça m’aiderait bien à comprendre. L’expérience du musée a été bouleversante et ne m’a plus quitté. La musique, je la découvre chez lui où il y a un pick-up et des disques que l’on peut écouter quand on veut. Avant 1962, je n’étais allé au cinéma que deux fois dans ma vie. Après notre rencontre, des films on en voit plus qu’à notre tour et on lisait Les Cahiers du cinéma. Peinture, cinéma, littérature, musique deviennent le centre de mon existence. Cela n’a pas changé, je ne peux pas vivre sans cinéma, sans musique, sans peinture, sans littérature.
En mai 68, vous quittez Dijon pour Bordeaux. Cela change-t-il votre rapport à la lecture ?
Claude Chambard : Je suis allé trois jours au lycée et ce furent les barricades. J’avais des convictions depuis longtemps, mon grand-père était un vieil anar. Donc 68 m’occupe beaucoup mais dès l’été je continue à lire, à écrire des choses brèves, des textes que je vais publier très vite dans de petites revues confidentielles. À ce moment-là, il y a une bascule qui se fait. Je découvre pour de vrai la poésie qui m’avait à peine frôlé jusque là. La découverte de Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, du Bellay, Ronsard, Lautrémont, Chateaubriand, mais aussi Char, Bonnefoy, et plus largement de Raymond Queneau, André Hardellet, Sartre et Beauvoir, Marguerite Duras, Faulkner, Kawabata, Katherine Mansfield, Carson McCullers, et tant d’autres. Les écrivains que je lisais jusque là étaient morts ou vieux. À partir du début des années 70, je lis des écrivains qui ont mon âge ou sont à peine plus vieux que moi. Je découvre Jean Ristat, Denis Roche, Pierre Guyotat, Sollers, Marcelin Pleynet, Maurice Roche. Louis Calaferte. Au début des années 80, je lis Georges Perec, Liliane Giraudon, Jean-Jacques Viton, Franck Venaille, Denis Roche, Mathieu Bénézet, Emmanuel Hocquard, Pascal Quignard – certains sont devenus des amis chers. Je fais une revue, puis une maison d’édition avec ma compagne et je me mets à écrire pour de bon. Je lis comme un forcené : chaque livre doit être le moyen de voir si ça peut me donner des calories pour faire les miens. Donc la lecture se transforme. Le côté ricochet du livre qui entraîne un autre livre se met en place : dans chaque livre, je trouve des choses qui m’envoient à d’autres livres. Je lis de la philosophie : Deleuze, Derrida, Nancy, Lacoue-Labarthe, Clément Rosset. Je découvre Kafka qui m’emmène à Robert Walser qui m’entraîne à Joseph Roth qui me fait découvrir Walter Benjamin. Lisant Benjamin, je repense à Montaigne que j’ai lu au lycée. Je suis très obsessionnel, quand j’aime un auteur, il faut que j’y aille. Ce qui est incroyable, c’est de s’apercevoir que c’est sans fin, qu’on n’y arrivera jamais. Ce que j’aime, dans la lecture, c’est découvrir quelque chose qui me bouleverse, et tout comme je ne lis pas qu’un seul livre à la fois, je n’écris pas qu’un seul livre à la fois. Tout ça est intimement lié. Plus je vieillis, plus les lectures sont profitables. C’est vraiment un choc quand je découvre Max Sebald en lisant Austerlitz qui est son unique roman. Il vient juste de mourir, ça me désespère et je ne lâcherai plus jamais ses chefs d’œuvre que sont Les Émigrants, Les Anneaux de Saturne, Vertiges, ou son essai essentiel, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, et sa poésie, ce formidable livre qu’est D’après nature. Ce sont des livres qui me racontent une histoire personnelle que j’ignorais. Max Sebald, c’est un frère, un écrivain dont je ne peux me passer, tout comme mes amis Pascal Quignard et sa Vie secrète, ses Petits traités, son Dernier Royaume, et Pierre Bergounioux, Ce pas et le suivant, L’Orphelin et son formidable Journal. Il n’y a pas un jour où je ne lise pas un de ceux là, pas une semaine sans que je lise les poètes chinois – Li Po, Tchouang Tseu, Shen Fu, Du Fu, Wang Wei, Li Bai… les plus anciens qui sont aussi les plus modernes, pas un mois sans Annie Dillard, Mathieu Riboulet – trop vite disparu –, Vélimir Khlebnikov, Pierre Michon, Antonio Lobo Antunes, Michel Chaillou – un frère – et aussi bien mes vieux Michelet, Chamfort, Joubert. Stoppons là. Ce sont mes fondamentaux. On ne lit plus pareil après certains livres : ils ouvrent des voies et en n’en fermant aucune permettent de mieux tracer son chemin de lecture, de veille, car tout lecteur est un veilleur.