Arrive-t-il vraiment – comme certains médias le prétendent depuis l’accession de Donald Trump et ses « faits alternatifs » à la Maison-Blanche – qu’une œuvre de fiction (1984, présentement) rattrape la réalité ? Il existe en effet depuis l’invention de la science-fiction toute une littérature de l’imaginaire – qualifiée selon les modes de dystopique, uchronique, ou spéculative – qui interroge notre futur politique, voire au prime abord l’invente. De plus, Georges Orwell, mais aussi Phillip K. Dick, William Gibson et de nombreux autres ont tous dans leur écriture un lien très fort à l’image — si fort d’ailleurs que Hollywood ne s’y est pas trompé et pille désormais sans vergogne leur œuvre afin de confectionner des succès au box-office. L’occasion d’un numéro d’Éclairages sur l’image politique était donc trop belle pour manquer de s’interroger sur le pouvoir et l’influence de cette littérature bien souvent mal considérée. C’est ainsi Laurent Queyssi — auteur, traducteur et éminent spécialiste de la culture pop — qui passe à la question… et au détecteur Voight-Kampff1.
D’où vient l’impression que tout un courant de fiction spéculative entretient un fort lien avec l’image ?
Laurent Queyssi : Peut-être simplement parce qu’elle est vraiment, par essence, une littérature de la mise en images — avant même de parler de son éventuel lien au cinéma. On peut par exemple penser à la première phrase2 du Neuromancien de William Gibson qui en est l’un des plus beaux exemples, et qui expose aussi au passage les complexités à affronter pour un traducteur. Ce lien fort est sans doute une conséquence des sujets abordés. La science-fiction brasse des idées complexes qu’elle est, je pense, obligée d’imager pour les rendre sans trop de circonvolutions. Il advient alors, quand le sujet est politique, des images forcément frappantes. « Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain… éternellement », lit-on chez Orwell et on ne l’oublie pas en général. Mais en vérité, je ne suis pas non plus certain que la science-fiction est forcément plus politiquement engagée que d’autres littératures. Le polar par exemple peut être très militant, revendicatif. Simplement la littérature d’anticipation, en travaillant la matière qui est la sienne, c’est-à-dire en intensifiant des lignes de fractures existantes, en projetant, en grossissant les traits, se retrouve forcément à exacerber certains fantasmes.
Autrement dit, des livres comme 1984 n’ont en vérité aucun pouvoir visionnaire ?
L.Q. : Disons surtout que ce n’était pas l’intention d’Orwell. Orwell, comme bien souvent n’importe quel auteur de science-fiction, parle avant tout du présent. Lorsqu’il écrit 1984, qui sort après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il utilise un procédé pour évoquer sans ambages son époque contemporaine, celle de la constitution de larges régimes totalitaires. L’incompréhension ne réside pas dans l’intention d’Orwell, mais dans la réception de son œuvre. Les gens glosent aujourd’hui en disant qu’il avait raison, qu’il avait vu ce qu’il adviendrait de nos sociétés. Mais Orwell en vérité avait raison dès le début, il avait posé grâce à sa sensibilité un œil averti non pas sur la société du XXIe siècle commençant, mais sur la guerre froide qui débutait au moment où il fait paraître son œuvre.
« La vraie avancée de cette littérature de science-fiction ces dernières années est surtout qu’elle n’est plus cantonnée aux collections de genre. Des auteurs classiques, comme J.G. Ballard par exemple, sont désormais publiés dans des collections générales. »
Pourquoi alors cette littérature de prospective politique revient-elle actuellement sur le devant de la scène ?
L.Q. : Je ne pense pas qu’elle revienne sur le devant de la scène, loin de là. Je pense que cette histoire autour de 1984 et de Donald Trump n’est pas représentative de ce qui se passe actuellement en science-fiction. Orwell, c’est un peu le marronnier qui cache la forêt. La science-fiction obéit à des cycles. Après des années où la fantasy a dévoré tous les champs de la littérature de l’imaginaire, la science-fiction se refait doucement une place ces dernières années, mais plus autour des thématiques de l’évasion, du space opera. Un peu comme il y a une vingtaine d’années. Je crois que de toute façon, écrire un bon livre politique de SF, en sortant des clichés comme on en voit souvent — par exemple l’empire galactique comme transposition d’un empire américain totalitaire — n’est pas chose aisée. Ce n’est pas un territoire où domine l’originalité. Tout le monde n’est pas Ursula le Guin qui, dans Les Dépossédés, se livre à une exploration passionnante de ce que peut être une société anarchiste à l’échelle d’une planète.
La vraie avancée de cette littérature de science-fiction ces dernières années est surtout qu’elle n’est plus cantonnée aux collections de genre. Des auteurs classiques, comme J.G. Ballard par exemple, sont désormais publiés dans des collections générales. Et des écrivains qui ne sont pas des scientifiques de formation ou des gens ayant grandi dans cette littérature s’emparent de ses thèmes, de ses codes : Cormac Mc Carthy, Philip Roth, David Mitchell, Jonathan Lethem etc.
Cette appropriation de la science-fiction par le grand public est-elle justement passée par son adaptation de masse en images, que ce soit au cinéma ou en séries télé ?
L.Q. : Non, je ne crois pas. Je crois que ce mouvement a toujours existé. Il y a eu certes Blade runner, mais avant cela, il y a eu également La Planète des singes ou Soleil vert, et encore avant les séries à la radio. Ce qui peut paraître avoir changé aujourd’hui, c’est que les gens au pouvoir — dans les studios de cinéma, les chaînes de télévision, voire les maisons d’édition — ont été abreuvés de science-fiction et connaissent leur sujet. Mais il ne faut pourtant pas s’y tromper. La culture de ces gens-là — que les médias appellent culture geek — n’a pas grand-chose à voir avec la science-fiction contestataire, avec Les Aventures de Jerry Cornelius écrites dans les années soixante-dix par Michael Moorcock ou les livres de Ian Watson. La culture geek est une culture fondamentalement conservatrice. C’est une culture « doudou ». Face à un monde dur, imprévisible, c’est une culture qui offre au public un univers rassurant, celui de leur enfance répété à l’infini. Ainsi, quand George Lucas avait voulu avec sa première trilogie faire une œuvre politique sur comment s’éteint la démocratie — on peut bien évidemment discuter longuement du succès de son entreprise — J.J. Abrams offre un simple best of de Star Wars.
1 Dispositif imaginaire, utilisé dans le roman de science-fiction de Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, et son adaptation au cinéma par Ridley Scott, Blade Runner.
2 “The sky above the port was the color of television, tuned to a dead channel.”
par R.G.
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