Romuald Giulivo

Romuald Giulivo

Le 20 octobre 2020, je rencontrais Romuald Giulivo, afin qu’il me parle de son lien à la littérature et à la lecture. Notre première rencontre avait eu lieu en 2002, alors qu’il venait de publier son premier livre et de s’installer à Bordeaux après avoir quitté Paris et son métier d’ingénieur en architecture navale. Dix-huit années se sont écoulées depuis. Dix-huit années à suivre ce chemin choisi parsemé de livres, les siens et ceux des autres.

Propos recueillis par  Lucie Braud

 

Comment définis-tu le terme de lecteur ?
Romuald Giulivo : La lecture est pour moi très proche de la pratique artistique. Pessoa dit dans Le Livre de l’intranquillité que « l’art est la preuve que la vie ne suffit pas. » On pourrait très bien inclure la lecture dans cette formule. Un lecteur est aussi quelqu’un à qui la vie ne suffit pas, quelqu’un qui va chercher une autre forme de narration que celle de l’existence. C’est en tout cas comme ça que je vois et vis les choses. La fiction et la réalité sont mes deux jambes. J’ai besoin de romanesque au quotidien pour vivre bien.

À quel moment as-tu eu conscience d’être un lecteur ?
Romuald Giulivo : Je ne me souviens pas de mon enfance, comme si j’étais réellement né à l’adolescence. C’est à cet âge assez tardif que j’ai découvert des auteurs qui m’ont parlé, m’ont donné l’impression d’avoir écrit certains de leurs ouvrages rien que pour moi. Ça a d’abord été toute une frange de la littérature d’imaginaire, essentiellement fantastique, que j’ai découverte comme beaucoup de gens de ma génération en même temps que la pratique du jeu de rôle. Lovecraft, Robert Howard ou Arthur Machen m’ont ensuite mené vers Poe, Barbey d’Aurevilly ou Lautréamont, vers tous ces auteurs d’un romantisme décadent par lesquels je suis entré dans la littérature. Et une fois devenu lecteur, impossible de faire marche arrière. Les livres sont devenus vitaux, au même titre que la nourriture que je mangeais, l’air que je respirais ou l’eau que je buvais. Par la suite, le cinéma français des années 80 qui était diffusé par Canal+ et qui était un peu dans mon univers familial la seule porte sur le monde, m’a fait découvrir une autre littérature, notamment grâce l’adaptation de 37,2 ° le matin par Jean-Jacques Beineix. Le roman de Djian m’a conduit vers Hemingway, Brautignan, Faulkner, Carver… c’est-à-dire tout ce monde de la littérature nord-américaine à laquelle mon travail d’écriture doit énormément.

Comment tes lectures ont-elles évolué par la suite ?
Romuald Giulivo : Cela fait bien longtemps que je ne lis plus de romans de genre, et je fréquente beaucoup moins la littérature française contemporaine, à laquelle j’ai longtemps été très attaché. J’ai l’impression que mon temps de lecture s’est beaucoup réduit. Du coup, je réfléchis toujours un bon moment avant de me lancer dans un roman. Et mes choix se portent désormais sur des textes qui résistent, qui portent une voix. En ce moment, ce sont ceux de Thomas Bernhard ou de Dostoïevski et, pour parler d’auteurs français du moment, des gens comme Tanguy Viel, Yannick Haenel, Jérôme Ferrari.

Qu’attends-tu de la littérature ?
Romuald Giulivo : J’attends qu’elle donne un sens. Pas forcément à la réalité, mais à un truc auquel se raccrocher. J’aime qu’un livre, en plus de me faire ressentir, me propose une grille de lecture du monde. Qu’il me donne l’impression que tout ce bordel a un sens et que l’on a raison d’espérer. Et puis j’attends aussi qu’il m’offre de la beauté, c’est crucial. Si j’ai longtemps lu plus jeune tout ce qui me passait entre les mains, sans forcément me soucier du style, cela m’est aujourd’hui impossible. Je n’arrive plus à lire un livre quand l’écriture ne me sied pas. Je cherche avant tout des auteurs qui font acte de littérature, qui font entendre une voix singulière. À quoi ça sert sinon de couper tous ces arbres ?

Comment tes lectures influent-elles sur ton écriture ?
Romuald Giulivo : J’aime les livres qui font ressentir. En lisant Moby Dick par exemple, je perçois le goût du sel sur mes lèvres, je devine le vent dans mes cheveux. Je suis très attentif à cela quand j’écris. C’est même souvent le point de départ d’un texte. J’ai par exemple commencé L’Île d’elles, mon premier roman pour adultes, sur la seule envie de faire éprouver au lecteur comment la chaleur peut en même temps nous accabler et nous enflammer. Je n’avais alors aucune idée de l’histoire que j’allais raconter, mais tout a découlé de cette volonté : les personnages, les scènes, et même le style.
Après, depuis ma lecture de Sur la route plus jeune, je suis également très sensible aux textes qui ont une vraie musicalité. Plus qu’une idée, une histoire ou une façon de construire une phrase, c’est quelque chose que je peux tenter de capter dans un roman pour l’adapter à mon propre travail.
Sinon, j’ai ­— comme beaucoup d’auteurs, je crois — eu longtemps du mal à lire pendant que j’écrivais. Mais aujourd’hui, c’est tout le contraire. J’en ai besoin, et j’aime être plongé dans des textes à la musicalité très différente de mon travail du moment. Non par peur d’être influencé ­— on l’est tous et je ne crois pas que la valeur d’un roman soit liée à son originalité —, mais dans l’espoir que quelque chose d’enthousiasmant naisse de cette confrontation.

Quelles lectures ont accompagné l’écriture de L’île d’elles ?
Romuald Giulivo : C’est une écriture qui a duré plusieurs années, donc les textes qui l’ont accompagnée ont été nombreux. Il y avait d’abord des souvenirs de lectures, plus que des lectures en elles-mêmes. En premier lieu des romans de Philippe Djian, à l’époque où il a quitté Bernard Barrault pour Gallimard. Des textes comme Lent dehors ou Sotos demeurent pour moi ce qu’il a fait de mieux.
Sinon, L’île d’elles c’est l’histoire d’une mère et de son fils qui attendent le retour du père. Autant dire que L’Odyssée, que j’ai lue alors plusieurs fois et dans plusieurs traductions, a été évidemment été très présente. Enfin, à force de fréquenter depuis un bon moment des auteurs comme Claude Simon ou Herman Broch, c’est-à-dire des écrivains capables d’écrire des phrases très amples où la temporalité est brouillée, ça m’a donné envie d’essayer. Jusqu’ici mon écriture était plus sèche, plus épurée, elle devait beaucoup aux nouvelles de Raymond Carver, mais j’avais besoin d’injecter quelque chose de nouveau, de prendre le contre-pied des habitudes, pour y revenir autrement plus tard, qui sait. Je crois qu’il est important de ne jamais se fier à des certitudes dans la lecture. D’à la fois continuer à faire des découvertes, mais aussi de s’entraîner à poser un regard nouveau sur certains livres déjà dans notre bibliothèque. Ainsi, pour un projet de roman graphique un peu dingue, j’ai dû relire entièrement Lovecraft, ce que je n’avais pas fait depuis l’âge de 16 ans. Et j’ai été surpris de le voir autrement, de bien plus m’attarder sur ses intentions littéraires. Je l’ai vraiment redécouvert. Ses livres n’ont pas changé, c’est moi qui ai changé et je trouve intéressant de se confronter à ça. Certains livres, comme À la recherche du temps perdu évidemment, semblent avoir presque été écrits rien que pour ça.

Quel serait le livre dont tu aimerais parler ?
Romuald Giulivo : L’un des livres qui m’a le plus parlé ces dernières années, c’est Extinction de Thomas Bernhard. Après le confinement, j’avais une vraie colère contre la parole médiatique et politique. Ça m’a aidé à faire avec… en plus, ça m’a donné l’idée et l’envie d’écrire un texte que je viens de boucler. Je me suis sinon relancé dans une énième tentative de lecture de Proust et, cette fois, je suis presque au bout. Ce que j’aime avec Proust, c’est l’impossibilité d’en parler justement. L’exercice devient vite ennuyeux ou pompeux. Je trouve fantastique qu’un texte résiste comme ça, qu’il ne puisse exister que dans une approche intime. Quand bien même La Recherche est l’un des romans sur lesquels on a le plus écrit, la seule façon de savoir vraiment de quoi ça cause, c’est de le lire.

Comment choisis-tu tes livres ?
Romuald Giulivo : J’avoue ne pas être très sensible aux conseils de lecture, que ce soit des gens qui m’entourent ou des médias. Mon meilleur conseiller littéraire reste le hasard, peut-être parce que je suis un vrai amoureux des bouquinistes et qu’on ne sait jamais trop ce que l’on va pouvoir trouver dans leurs bacs. J’aime aussi l’idée que ce n’est pas nous qui trouvons un livre, mais plutôt l’inverse parfois. Je demeure quand même assez monomaniaque, et ce n’est donc pas rare que, si un auteur me plaît, j’explore la totalité de son œuvre. Et puis j’aime aussi me laisser porter par des critères moins rationnels, comme la qualité d’un papier, la poésie d’un titre ou la couleur d’une couverture.

Quel est ton souhait d’écrivain ?
Romuald Giulivo : Être un écrivain heureux. Ça serait déjà pas mal par les temps qui courent, non ?

 

 

Romuald Giulivo consacre son temps à la littérature et à la musique expérimentale, quelque part sur les bords de la Garonne.

Romuald Giulivo nous a très gentiment ouvert sa bibliothèque : à vous d’y dénicher des envies de lecture !

Bibliographie sélective de Romuald Giulivo :

Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft,  404 Comics

L’Île d’elles, Anne Carrière

Sans un mot, École des Loisirs

Lucie Braud

Lucie Braud

Vingt ans que ma route a croisé celle de Lucie Braud et, si je ne l’ai plus jamais quittée, je demeure toujours sous le charme et de sa passion pour la littérature et de la précision de son regard sur la lecture. Il y était donc temps de partager tout ça avec le plus grand nombre.

Propos recueillis par  Romuald Giulivo

 

Avant de remonter le fil de ta relation aux livres, peux-tu nous dire quelle lectrice tu es aujourd’hui?
Lucie Braud : Je suis une lectrice intuitive. J’écoute mes envies, elles doivent certainement répondre à mes besoins, et je fonctionne souvent par cycle. Je peux par exemple ne lire que des romans pour adolescents pendant des mois ou, comme en ce moment, ne pas sortir des polars. Je vais chercher dans les livres un point de vue sur le monde, mais je ne sais pas par avance ce qui va résonner en moi, ça dépend de mon état d’esprit lorsque je me plonge dans le texte.
Malgré tout, il m’arrive aussi parfois d’aller glaner dans des pages des éléments afin d’alimenter des projets en cours, mais c’est une autre forme de lecture qui s’attache aux aspects techniques de l’écriture et qui peut être un piège. Dans ce cas-là, je ne me laisse pas emporter par le texte. C’est souvent ce qui m’arrive lorsque je lis Joyce Carol Oates ou Cristina Comencini, deux femmes dont j’apprécie énormément le travail parce qu’il m’interroge et me fascine, sur le fond et la forme.
Au final, le terme de lecteur recouvre pour moi une réalité plus large. Je lis en fait autant les livres que l’humanité qui s’y joue. J’adore observer, détailler les comportements, les habitudes. Et ces deux lectures, celle des livres et des hommes, se questionnent et se nourrissent l’une l’autre.

Si la lectrice que tu es aujourd’hui pouvait rencontrer celle qu’elle était adolescente, qu’aimerais-tu lui dire?
Lucie Braud : Franchement, je ne sais pas si j’aurais grand-chose à lui raconter. Nous sommes tellement différentes. La lecture était une passion très ambiguë durant mon adolescence, elle m’offrait des moments d’isolement nécessaire, mais parfois aussi forcé : c’était mon moyen de m’extraire d’un quotidien que je trouvais parfois insipide ou décevant. J’étais interne et je devais souvent me battre pour préserver mes périodes de lecture. On se méfiait pas mal de cette attirance, comme si c’était suspect de lire pour une fille : préférer la compagnie d’un livre à celle des autres n’était pas normale. Bref. L’ado que j’étais devait se débrouiller avec tout ça, et je ne viendrais pas lui faire la leçon — même si elle lisait plein de trucs que je trouve aujourd’hui inintéressants. Je me contenterais de l’inciter à continuer sa route par elle-même… et d’envoyer au diable tous ceux qui lui disent comment faire ou comment être ! Je lui dirais de continuer à lire pour faire émerger toutes les questions qui jalonneront son existence, parce qu’elles sont essentielles pour mettre la pensée en mouvement et construire la personne qu’elle doit devenir et non pas celle que les autres attendent qu’elle soit.

Et lorsque tu étais enfant, la lecture était-elle encouragée?
Lucie Braud : Ce n’était pas la même chose. Comme ma mère était institutrice dans une école de village où elle utilisait beaucoup la pédagogie Freinet avec ses collègues, l’art — et notamment la littérature jeunesse — était au cœur de sa méthode. Elle avait toujours des albums dans son cartable, à une époque où se déployait une génération d’auteurs et d’illustrateurs talentueux : Maurice Sendak, Leo Lionni, Tomi Ungerer, Arnold Lobel, etc. Leurs livres ont dès le départ fait partie de mon environnement, et ils m’accompagnent encore aujourd’hui. Ces premières lectures sont fondamentales. Elles m’ont procuré des émotions qui sont depuis de vrais repères dans mon existence et avec lesquelles je m’efforce de rester connectée.
Je suis persuadée de l’importance de garder en mémoire nos émotions d’enfant dans nos vies, et de s’y référer en tant qu’adulte. Quand je lis par exemple Les Oiseaux d’Albertine et de Germano Zullo, quand je savoure l’équilibre parfait entre l’image et le texte, eh bien j’ai l’impression de retrouver quelque chose de l’émerveillement de l’enfance, et ainsi d’accéder à la connaissance d’un monde qui, autrement, m’échapperait. Je trouve cela très précieux.

Comment passe-t-on alors de la finesse du livre d’images à la rudesse du polar, dont tu es devenue une lectrice assidue plus tard, à l’université?
Lucie Braud : Mon parcours de lectrice n’a clairement pas été linéaire. Je suis passée par plein de détours, et j’en suis ravie. Je me souviens de ces veilles de grandes vacances lorsque j’étais au collège et que ma mère nous laissait, ma sœur et moi, en librairie le temps d’aller faire ses dernières courses. Quand elle venait nous récupérer, nous avions le droit de repartir avec un nombre conséquent de livres pour l’été, des bouquins que j’avais toujours choisis très différents.
Ensuite, ça a été un peu plus compliqué. Les années lycée, occupées essentiellement par la lecture prescrite des classiques pour lesquels je n’avais ni l’appétence ni la maturité nécessaire, ont été plus mornes. Du coup, c’est effectivement à la fac que j’ai de nouveau taillé ma propre route à travers les livres. Il y a eu d’abord la découverte de toute une littérature nord-américaine, celle de Faulkner, Paul Auster ou Steinbeck notamment. Et c’est à l’occasion d’un stage que j’ai plongé dans le polar, dont j’ai finalement fait le sujet de mon mémoire de fin d’études. C’est là aussi, en rencontrant Dominique Rateau au Centre Régional des Lettres d’Aquitaine, que j’ai renoué avec le livre jeunesse. C’est grâce à elle que j’ai compris combien cette littérature était restée ancrée en moi. Ce qui ne m’a pas empêchée de continuer à découvrir des continents entiers de livres, bien au contraire. C’est à cette même époque que Claude Chambard, qui travaillait également au Centre régional des lettres, m’a conduite vers des choses que je ne connaissais pas du tout, la poésie moderne, mais aussi la littérature noire ou le roman contemporain. Je me reconnais encore aujourd’hui dans cette curiosité, j’aime l’idée de ne rien s’interdire. C’est cette lectrice-là que je veux être. Quelqu’un qui cherche avant tout des livres me permettant de découvrir qui je suis, en faisant émerger des questions que je ne me suis pas encore posées.

Aujourd’hui, tu rencontres régulièrement des enfants et des jeunes dans certaines activités de médiation autour de la littérature. Ces échanges influencent-ils tes lectures?
Lucie Braud:   Cela me sert surtout de levier pour plonger dans des lectures vers lesquelles je ne serai pas allée au prime abord. Je prépare par exemple en ce moment des ateliers autour de l’écriture du corps, à la fois parce que j’ai envie de voir ce que les jeunes ont à en dire à une époque où les réseaux sociaux ont beaucoup normé le sujet, mais aussi parce que je souhaite explorer cette thématique dans l’un de mes prochains ouvrages. Ça m’a amené à parcourir toute une littérature sur la matière, et à étudier ce qu’en font les auteurs pour adolescents, comme ceux qui publient dans une collection spécifique chez Thierry Magnier, L’Ardeur. Quelque part, c’est un moyen de ne pas être seule dans la réflexion sur mes lectures ou sur mon écriture. Je fonctionne comme ça. J’ai besoin d’être en lien à l’autre. C’est ça qui me rend vivante.

 

 

Lucie Braud explore depuis son refuge breton l’écriture sous diverses formes : nouvelles, romans, scénario de bande dessinée, albums jeunesse…

Lucie Braud nous a très gentiment ouvert sa bibliothèque : à vous d’y dénicher des envies de lecture !

Bibliographie sélective de Lucie Braud :

Mimosa, Noctambule (avec Edith)

Le Dernier des Mohicans, Noctambule (avec Cromwell)

Ferdinand, Atelier in8

Pour en savoir plus :

Dedans Dehors #2

Claude Chambard

Claude Chambard

Les livres occupent chaque recoin de la maison, entassés, rangés. La bibliothèque est un palais. Nous sommes attablés dans la salle à manger. Le café est chaud. Je sais déjà que je ne pourrai pas tout raconter de cet amour des livres qui rend cet homme si vivant, son regard si brillant et son rire si clair. Claude Chambard est un insatiable lecteur. Un lecteur veilleur et généreux.

Propos recueillis par Lucie Braud

 

Vous souvenez-vous du premier livre que vous avez eu entre les mains ?

Claude Chambard : Je m’en souviens et je l’ai toujours. Tout ce qui était à moi a pourtant disparu lorsque ma grand-mère a vendu la maison de famille. Par un extraordinaire hasard, ce livre a survécu et je l’ai retrouvé après sa mort. C’est ma marraine qui me l’avait acheté à la Noël 1954 qui précéda mon entrée au cours préparatoire : Histoire de Monsieur Colibri (Gründ, écrit par Marcelle Guastala et imagée par Suzanne Jung, 1947). Monsieur Colibri est marié, il a des enfants et un petit chien. Un jour, il tombe et se casse la tête. On appelle le docteur Guéritou qui essaie de coller les morceaux de sa tête, mais ça ne tient pas. Le docteur apporte alors une tête en sucre. Hélas, monsieur Colibri retombe et se casse encore la tête. On  remplace par une tête en bois, mais ses filles, sa femme et le chien se plaignent parce que les échardes piquent. Après bien des changements inadéquats, le docteur à l’idée d’une tête en chocolat. Dès lors, il faut changer la tête du bon père de famille tous les jours parce que sa femme et sa fille la lui mangent tous les soirs. J’adorais l’idée d’un père prêt à se faire manger la tête par sa famille, parce que, un père, je n’en avais pour ainsi dire pas. C’est plus que le premier livre que j’ai eu entre les mains, c’est le livre dans lequel j’ai appris à lire, par reconnaissance instantanée des mots que je suivais lorsque ma marraine me lisait le livre et que je reconnaissais seul à l’œil et que j’avais l’histoire en mémoire.

Comment sont arrivés les livres dans votre vie et quelles conséquences ont-ils eues ?

Claude Chambard : Ma pourvoyeuse de livres, c’était cette marraine qui était maîtresse d’école à Paris. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture a été décisif dans ma vie. Au fond, peut-être que je n’ai jamais rien lu d’autre que cette Histoire de Monsieur Colibri. J’ai appris à vivre dans les livres. Le monde qu’ils me décrivaient, était un monde auquel je n’avais pas accès dans la vie normale. Je vivais dans un village de l’Yonne, avec mes grands-parents très âgés et les quatre premières années, je ne fréquentais quasiment personne de mon âge, à part les deux petites filles de la ferme d’à côté et ma très jeune cousine qui venait deux ou trois fois par an. Jusqu’à mes neuf ans, je ne voyais d’enfants qu’à l’école. J’avais beaucoup de temps pour lire. Les livres changeaient, ils grossissaient, ils devenaient plus importants. Ma marraine me fournissait toujours, et mon grand-père aussi. Chaque fois que nous allions à la ville, nous passions dans une librairie où j’achetais ce que je voulais. Dans le village, il y avait aussi monsieur David qui possédait une grande bibliothèque. Il m’a fait lire, entre dix et douze ans, certains Balzac – Le Père Goriot me faisait tellement pleurer –, Sans familled’Hector Malot (évidemment je me prenais pour le petit Rémi), Jules Verne et Alexandre Dumas, mais aussi Jacques le Fataliste, Émile ou Les Souffrances du jeune Werther qui n’étaient pas vraiment pour mon âge. À dix ans, je m’étais retrouvé seul avec mon grand-père et ce furent les plus belles années de mon enfance et de mon adolescence. Avec lui, j’avais le droit de fréquenter les enfants du village, de courir les champs et les bois. Néanmoins, j’avais pris le goût de la lecture et j’adorais rentrer chez moi et me jeter sur mon lit avec un livre. Ce qui m’intéressait dans la lecture, c’était l’idée de découvrir des mondes que je ne connaîtrai jamais, de ne plus être dans un réel plus ou moins agréable et somme toute un peu banal. C’était un peu rude la vie qu’on menait à la campagne, sans aucun confort. Le grand événement fut, lorsque je rentrais au lycée, ma rencontre avec Magdi Senadji – qui allait devenir un immense photographe et qui est mort bien trop tôt –, mon ami définitif qui va me montrer tant et tant de nouveaux univers.

Enfant, comment la lecture vous amène-t-elle à l’écriture ?

Claude Chambard : Enfant, j’aimais, comme je viens de le dire, beaucoup être seul pour lire, mais aussi pour écrire. Dès que j’ai su écrire au CP, je suis devenu l’unique rédacteur d’un journal constitué d’une feuille à grands carreaux pliée en quatre. Je dessinais les images. Le texte était très court. Il y avait une histoire à suivre dans le numéro suivant. Mes copains et copines se passaient l’unique exemplaire. Puis j’ai écrit des pièces de théâtre pour mes marionnettes, parce dans le grenier au dessus de sa forge, mon grand-père m’avait fabriqué un théâtre de marionnettes avec rideaux coulissants et toutes sortes de décors. Quand j’avais fini une pièce, j’invitais les copains et ils assistaient à ma représentation. J’en ai écrit un sacré paquet. Donc très tôt, j’ai été un auteur dramatique, ça m’a passé. Quand on achète des marionnettes dans le commerce, il y a des modèles précis – le loup, le gendarme, Guignol, Gnafron, la princesse, le vieux Roi, le bandit, le crocodile etc. et je jouais avec ces archétypes et aussi avec ceux des histoires que je lisais. Mais j’aimais bien inventer et il fallait que les pièces captivent mes copains. À quinze ans, sont arrivées dans le village deux sœurs qui faisaient du théâtre à Paris. On a joué du Molière, du Racine, Cyrano de Bergerac, et on a aussi écrit des pièces souvent en adaptant ce que l’on connaissait. Puis au lycée, avec Magdi, on a fait une petite revue avec des notes de lecture, des poèmes, des rubriques cinéma, musique etc. Donc l’écriture, vous voyez, ça n’a jamais cessé.

Que change votre rencontre avec Magdi Senadji ?

Claude Chambard : Quand je suis rentré en sixième au lycée à Dijon, je lisais déjà beaucoup, on l’a vu. Quelques auteurs se sont ajoutés : Eugène Sue, Conan Doyle, Stendhal, Georges Sand, Edgar Poe, beaucoup d’auteurs des siècles passés, mais Magdi, lui, est déjà plus dans le contemporain parce que son frère plus âgé lui fait lire des livres récents. Donc je me suis mis à la littérature récente. Un des premiers livres qu’il m’a fait lire, c’est La Puissance et la gloire de Graham Greene. À Dijon, il y avait une librairie, près de la Chouette, où on achetait toutes les semaines un livre de poche. Je découvre Maurice Genevoix, Colette, Mauriac, Kessel, Saint-Exupéry, Giono, Bernanos  – qui ne me quittera plus –, John Steinbeck… la classe de philo me fait aimer Montaigne et les grecs. Avec lui je vais aussi pour la première fois dans un musée, celui des Beaux-Arts de Dijon, qui est toujours magnifique. Ses parents nous incitaient beaucoup à visiter les musées, aller dans les galeries, mais aussi au cinéma, au théâtre, au concert. J’avais l’impression d’entrer dans un temple idéal où tout ce que je voulais voir du monde était là, comme dans la littérature. J’ai acheté une version de la Bible en poche parce que j’avais compris que 70% de la peinture abordaient des thèmes bibliques et que ça m’aiderait bien à comprendre. L’expérience du musée a été bouleversante et ne m’a plus quitté. La musique, je la découvre chez lui où il y a un pick-up et des disques que l’on peut écouter quand on veut. Avant 1962, je n’étais allé au cinéma que deux fois dans ma vie. Après notre rencontre, des films on en voit plus qu’à notre tour et on lisait Les Cahiers du cinéma. Peinture, cinéma, littérature, musique deviennent le centre de mon existence. Cela n’a pas changé, je ne peux pas vivre sans cinéma, sans musique, sans peinture, sans littérature.

En mai 68, vous quittez Dijon pour Bordeaux. Cela change-t-il votre rapport à la lecture ?

Claude Chambard : Je suis allé trois jours au lycée et ce furent les barricades. J’avais des convictions depuis longtemps, mon grand-père était un vieil anar.  Donc 68 m’occupe beaucoup mais dès l’été je continue à lire, à écrire des choses brèves, des textes que je vais publier très vite dans de petites revues confidentielles. À ce moment-là, il y a une bascule qui se fait. Je découvre pour de vrai la poésie qui m’avait à peine frôlé jusque là. La découverte de Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, du Bellay, Ronsard, Lautrémont, Chateaubriand, mais aussi Char, Bonnefoy, et plus largement de Raymond Queneau, André Hardellet, Sartre et Beauvoir, Marguerite Duras, Faulkner, Kawabata, Katherine Mansfield, Carson McCullers, et tant d’autres. Les écrivains que je lisais jusque là étaient morts ou vieux. À partir du début des années 70, je lis des écrivains qui ont mon âge ou sont à peine plus vieux que moi. Je découvre Jean Ristat, Denis Roche, Pierre Guyotat, Sollers, Marcelin Pleynet, Maurice Roche. Louis Calaferte. Au début des années 80, je lis Georges Perec, Liliane Giraudon, Jean-Jacques Viton, Franck Venaille, Denis Roche, Mathieu Bénézet, Emmanuel Hocquard, Pascal Quignard – certains sont devenus des amis chers. Je fais une revue, puis une maison d’édition avec ma compagne et je me mets à écrire pour de bon. Je lis comme un forcené : chaque livre doit être le moyen de voir si ça peut me donner des calories pour faire les miens. Donc la lecture se transforme. Le côté ricochet du livre qui entraîne un autre livre se met en place : dans chaque livre, je trouve des choses qui m’envoient à d’autres livres. Je lis de la philosophie : Deleuze, Derrida, Nancy, Lacoue-Labarthe, Clément Rosset. Je découvre Kafka qui m’emmène à Robert Walser qui m’entraîne à Joseph Roth qui me fait découvrir Walter Benjamin. Lisant Benjamin, je repense à Montaigne que j’ai lu au lycée. Je suis très obsessionnel, quand j’aime un auteur, il faut que j’y aille. Ce qui est incroyable, c’est de s’apercevoir que c’est sans fin, qu’on n’y arrivera jamais. Ce que j’aime, dans la lecture, c’est découvrir quelque chose qui me bouleverse, et tout comme je ne lis pas qu’un seul livre à la fois, je n’écris pas qu’un seul livre à la fois. Tout ça est intimement lié. Plus je vieillis, plus les lectures sont profitables. C’est vraiment un choc quand je découvre Max Sebald en lisant Austerlitz qui est son unique roman. Il vient juste de mourir, ça me désespère et je ne lâcherai plus jamais ses chefs d’œuvre que sont Les Émigrants, Les Anneaux de Saturne, Vertiges, ou son essai essentiel, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, et sa poésie, ce formidable livre qu’est D’après nature. Ce sont des livres qui me racontent une histoire personnelle que j’ignorais. Max Sebald, c’est un frère, un écrivain dont je ne peux me passer, tout comme mes amis Pascal Quignard et sa Vie secrète, ses Petits traités, son Dernier Royaume, et Pierre Bergounioux, Ce pas et le suivant, L’Orphelin et son formidable Journal. Il n’y a pas un jour où je ne lise pas un de ceux là, pas une semaine sans que je lise les poètes chinois – Li Po, Tchouang Tseu, Shen Fu, Du Fu, Wang Wei, Li Bai… les plus anciens qui sont aussi les plus modernes, pas un mois sans Annie Dillard, Mathieu Riboulet – trop vite disparu –, Vélimir Khlebnikov, Pierre Michon, Antonio Lobo Antunes, Michel Chaillou – un frère – et aussi bien mes vieux Michelet, Chamfort, Joubert. Stoppons là. Ce sont mes fondamentaux. On ne lit plus pareil après certains livres : ils ouvrent des voies et en n’en fermant aucune permettent de mieux tracer son chemin de lecture, de veille, car tout lecteur est un veilleur.

crédits photo : Philippe Massière

Claude Chambard est né en 1950 à Dakar, au Sénégal. Son premier pas en France a lieu à Marseille à la descente du bateau. Dès lors, enfance en Bourgogne, adolescence en Franche-Comté. Arrive pour 1968 en Aquitaine.

Depuis, vit, lit et écrit à Bordeaux (Gironde) et à Pontlevoy (Loir-et-Cher).

Éditeur, avec Sophie Chambard, à l’enseigne – aujourd’hui en sommeil – de À Passage/Le Coupable depuis 1979.

Claude Chambard nous a très gentiment ouvert sa bibliothèque : à vous d’y dénicher des envies de lecture !

Bibliographie sélective de Claude Chambard :

  • Cette modeste élégance, encres de Anne-Flore Labrunie, Baume-les-Dames, France, Æncrages & Co, 2016

  • Le Vertige des possibles, in La Double vie des Capus, photographies de Mélanie Gribinski, Bordeaux-Pantin, France, Le Castor Astral, 2014

  • Un nécessaire malentendu, tome 5, Tout dort en paix, sauf l’amour, Coutras, France, Éditions le bleu du ciel, 2013

  • Le Jour où je suis mort, Serres-Morlaàs, France, Éditions Atelier In8, coll. « La Porte à côté », 2011

 

  • Un nécessaire malentendu, tome 4, Carnet des morts, Coutras, France, Éditions le Bleu du ciel, 2011

  • Un nécessaire malentendu, tome 3, Le Chemin vers la cabane, Bordeaux, France, Éditions le Bleu du ciel, 2008

  • Un nécessaire malentendu, tome 2, Ce qui arrive, Bordeaux, France, Éditions le Bleu du ciel, 2003

  • Un nécessaire malentendu, tome 1, La vie de famille, Bordeaux, France, Éditions le Bleu du ciel, 2002

Guillaume Bouzard

Guillaume Bouzard

De Chizé, ce petit village des Deux-Sèvres, je connaissais sa forêt et son parc animalier. Et puis, j’y ai découvert Guillaume Bouzard. Sa boîte aux lettres recouverte d’autocollants multicolores, de messages préventifs et de recommandations amicales, en dit beaucoup sur l’humour du personnage. Les effluves de tarte aux tomates du jardin embaumaient son salon lorsqu’il a entrepris de me parler de ses lectures.

Propos recueillis par Lucie Braud

 

Quel lecteur étais-tu enfant et quel lecteur es-tu devenu ?
Guillaume Bouzard : Je ne suis pas un lecteur de livres sans image. Je suis un lecteur de bandes dessinées et un lecteur de magazines et de journaux. Je bosse pour Spirou, Fluide glacial, Le Canard Enchaîné donc je lis tous ces trucs-là et les magazines à deux balles qui sont chez le médecin. J’ai des livres chez moi parce que j’ai toujours été entouré de livres. Les romans que j’ai, je les ai chinés. La plupart, je ne les ai pas lus. Peut-être que je le ferais quand je serai à la retraite. Inconsciemment, je dois me dire ça, je lirai tous ces bouquins quand je ne pourrai plus dessiner.
Dans ma plus tendre enfance, mon père était ouvrier, mais lecteur, abonné au Canard Enchaîné. Il lisait de la bande dessinée, pas beaucoup parce que mes parents n’avaient pas beaucoup d’argent. Il m’a abonné à Spirou, je devais avoir sept ans. Ça a été la révolution pour moi. La première fois que j’ai lu Spirou, je suis allé me mettre sur les toilettes, c’est ce que je dis aux gamins, c’est le meilleur endroit pour lire. Je suis tombé sur Les Tuniques bleues et j’ai pris un flash. J’ai du mal à savoir si c’est la réalité, mais je suis persuadé que ce sont Les Tuniques bleues dans les toilettes qui m’ont donné le goût de la bande dessinée. Quand les gosses abandonnent le dessin vers sept ans, c’est à ce moment que j’ai mis les pieds dedans. Parmi mes autres lectures marquantes, il y a Le Club des Cinq. J’allais tous les samedis dans un petit magasin d’occasion à St Maixent l’École. Ma mère me donnait quelques francs et je me précipitais acheter Le Club des Cinq que je lisais pendant le week-end. J’avais peut-être dix ans. J’ai des souvenirs de lecture incroyables, des samedis entiers. J’étais embarqué. Ils partaient en bateau sur une île et je me voyais sur l’île. Je faisais partie du Club.

Des livres que tu as lu qui t’ont particulièrement marqués ?
Guillaume Bouzard : Les Megg, Mogg and Owl, d’Hanselmann. C’est hyper trash, c’est ce que je lis de mieux en ce moment. C’est une histoire de sorcière toxico qui couche avec son chat qui parle. C’est déjanté, drôle et fin. Ça va te plaire, c’est terrible. Sinon, je lis avec délectation L’Arabe du Futur de Riad Sattouf. Sa façon de raconter me plaît parce que Riad, il est malin, il est intelligent, il raconte bien sans en faire des tonnes. Il sait tout doser. C’est aussi fort que Maüs dans les années quatre-vingt, une pierre angulaire de la bande dessinée autobiographique et des romans graphiques. J’ai lu beaucoup d’autobiographies à la belle époque des maisons d’édition indépendantes, quand l’Association s’est montée, Les Requins Marteaux, Six pieds sous terre. J’adorais et j’adore encore Menu, ses autobiographies très rock me parlaient beaucoup. J’aimais aussi le travail de Mattt Konture, Approximativement de Lewis Trondheim, le boulot de Laurent Lolmède. Et à un moment, tout le monde en faisait et ça m’a fatigué. C’est pour ça que j’avais créé chez Les Requins Marteaux Autobigraphy of me too, le truc un peu con. Je voulais moi aussi faire de l’autobiographie sauf que dans ma pauvre campagne, il ne m’arrive rien de passionnant donc j’étais obligé de broder. C’était un clin d’œil pour me moquer de cette vague d’autobiographies qui était un peu plombante, mais ça m’a ouvert une voie de création. La fiction me permet de partir dans tous les sens. C’est plus facile de se dire qu’on n’a pas de limites. L’humour permet ça. L’humour te permet d’aller partout sans trop te poser de questions. Ce que j’adore lire aussi, c’est Les Cavaliers de l’Apocadispe de Libon, c’est tellement drôle.

En quoi l’humour est-il important pour toi ?
Guillaume Bouzard : L’humour, c’est une arme redoutable. C’est terrible et j’adore ça. Faire rire, c’est beaucoup plus dur que de faire pleurer. Tu peux sourire et avoir du plaisir en lisant de l’humour, mais l’éclat de rire c’est quelque chose qui n’est pas contrôlé, c’est une bombe. Quand je lis, ça m’arrive rarement d’éclater de rire et ça m’arrive de moins en moins parce que j’ai lu tellement de choses que ça me surprend moins, mais quand ça m’arrive, c’est une jouissance ! Et les éclats de rire marquent ma mémoire. Mon but ultime dans la vie, c’est de faire rire à travers mes BD et quand c’est le cas, c’est réussi. Mon premier éclat de rire, je les dois à Daniel Gossens. Pour moi, c’est le meilleur. J’aime bien l’humour débile qui n’a pas trop de sens, mais qui s’accroche à quelque chose de réel. Quand ça gratte un peu, je trouve ça plus drôle et plus intéressant, mais il faut que ce soit mis en scène, il y a tout un cheminement pour amener l’éclat de rire.

Tes lectures ont-elles influencé ta façon de raconter tes histoires ?
Guillaume Bouzard : Probablement parce que j’ai des réminiscences de certaines lectures de bandes dessinées. Une phrase, une citation. Le Club des Cinq m’a beaucoup marqué. J’ai voulu en relire quand mes gamins étaient petits. Tous les soirs, on leur lisait un bouquin. C’était un moment privilégié. J’ai voulu leur en lire un, mais ils n’ont pas du tout accroché. J’étais assez déçu. Et il y a quelques années, j’ai fait une parodie chez Fluide Glacial : Le Club des Quatre. J’ai pris les mêmes personnages, mais j’ai changé les prénoms et j’ai enlevé le chien. Il y a François, un grand blond élégant, intello précieux, que j’ai appelé Jean-Francis. Il y avait Annie, la blonde un peu cul-cul, je l’ai appelé Anita. C’est la pauvre fille gourde. Il y avait Claude le garçon manqué, je l’ai appelé Jean-Claudine. Mike, il me semblait plus punk rock, un peu plus sombre, et plus déglingo, et je l’ai appelé Mickey et il chambre Jean-Francis qui joue au tennis.
Pareil pour Lucky Luke, ça fait partie des personnages que j’avais lus quand j’étais gosse. Pour faire mon Lucky Luke, je voulais tous les relire, j’ai commencé par les deux premiers et je me suis ennuyé terriblement parce qu’il n’avait pas encore ce qu’a apporté Goscinny. Je me suis dit finalement, ce qu’il me reste de Lucky Luke, ce sont les images que j’ai en tête, de mes lectures de gamin donc je vais le faire en me basant sur mes souvenirs. J’avais des images très précises qui revenaient, ce qui est étonnant trente ou quarante ans après, et je suis parti en écriture automatique. J’ai commencé, je ne savais pas du tout où j’allais. Il faudrait que j’écrive un scénario ou un chemin de fer, mais je trouve ça pénible : j’ai l’impression de faire deux fois le même travail. Quand tu improvises, tu te surprends toi-même. Le prix à payer, c’est que je pêche parfois sur la fin de l’histoire qui accélère trop vite parce qu’il faut que je finisse. Mais c’est ma façon de travailler.

Quand tu dis que tu n’es pas un grand lecteur, qu’entends-tu par là ?
Guillaume Bouzard : Je ne suis pas un grand lecteur de livres sans image. J’aime bien pouvoir m’y plonger quand j’ai le temps, mais c’est très rare que je puisse m’octroyer ce temps-là et j’aime avoir le temps. Quand je lis des bandes dessinées en plusieurs tomes, je prends une journée et je lis tout d’un coup. Blast de Larcenet, j’ai pris la journée et j’étais dans Blast. J’ai une mémoire très visuelle, plus pour l’image que pour le texte. Quand je vois une pochette de disque, elle est imprégnée dans ma tête, mais je suis incapable de retenir le titre. Je suis plutôt un lecteur d’image que de texte, à tel point que ce que je vais retenir dans le mot, c’est la typo et pas le sens.

Guillaume Bouzard est auteur de bande dessinée. Il vit dans les Deux-Sèvres.

Guillaume Bouzard nous a très gentiment ouvert sa bibliothèque : à vous d’y dénicher des envies de lecture !

Bibliographie sélective de Guillaume Bouzard :

Jolly Jumper ne répond plus, Dargaud, 2017

Le Club des Quatre, Fluide Glacial, 2005

The Autobiography of me too, Les Requins Marteaux, 2004-2008

Maud Mayeras

Maud Mayeras

Le soleil inonde le centre-ville médiéval de Limoges, le salon de thé est coloré, accueillant, et Maud Mayeras est tout sourire. Elle est intarissable et rit beaucoup, tout en expliquant pourtant sa passion pour les livres à faire froid dans le dos. Sa voix honnête et espiègle nous dit comment on peut trouver dans une littérature noire de quoi alimenter le principal, à savoir avant tout la vie.

Propos recueillis par   Romuald Giulivo

 

Avez-vous souvenir d’un livre qui vous aurait fait devenir lectrice ?
Maud Mayeras : Oui, très précisément même. Étant plus jeune, la lecture m’ennuyait profondément — que ce soit les classiques d’alors pour la jeunesse comme la Bibliothèque rose, ou les ouvrages de littérature générale prescrits par l’école. Tous ces livres me passaient par-dessus la tête et ne me donnaient clairement pas envie de me mettre à lire. Et puis un jour, ma mère, un peu dépitée, m’a conduite dans une librairie afin de stimuler ma curiosité pour l’écrit. Elle m’a proposé de choisir un livre, celui qui me plaisait, sans aucune restriction. Je me souviens avoir alors été interpellé par un ouvrage figurant un clown sur la couverture. J’avais onze ans et j’ai demandé à ma mère de m’acheter Ça, de Stephen King. Elle a d’abord refusé, mais devant mon insistance — « le livre que je souhaite, n’importe lequel, as-tu dit », ai-je rappelé —, elle a fini par céder.
J’ai lu ces 1500 pages d’une traite et ça a été le véritable point de départ de tout ce qui a suivi. J’ai découvert que l’on pouvait faire vraiment peur avec des romans et je me suis vite dit que, moi aussi, je voulais faire ça.
Je suis donc tombée dans la littérature de terreur — Stephen King d’abord, mais aussi C. Barker ou D. Clegg —, avant de m’ouvrir progressivement vers d’autres univers. Mais j’ai toutefois conservé un goût immodéré pour les ambiances marquées, comme par exemple le bayou avec J.R. Lansdale et J.L. Burke, ou les grands espaces américains avec R. Rash et D.R. Pollock.

Quel type de lectrice êtes-vous aujourd’hui ?
Maud Mayeras : Je lis trop peu, hélas. Par manque de temps, mais aussi je dois bien l’avouer, souvent par manque d’envie. Même si je demeure persuadée qu’alimenter sa curiosité est crucial pour créer. En vérité, lorsque l’on écrit, on ne fait souvent que copier, réinventer, s’inspirer de petites choses, de détails pris à droite ou à gauche. Écrire est aussi un sport. Et comme il faut s’entraîner pour bien courir, il faut forcément lire pour bien écrire. Toutefois, pour moi, le cinéma est aussi une source d’inspiration prépondérante. J’aime beaucoup réfléchir à la façon dont sont écrites les histoires au cinéma et je m’en sers beaucoup dans mon travail. J’apprécie tout particulièrement le cinéma coréen, les histoires y sont souvent complètement dingues. Je pense notamment à un cinéaste comme P. Chan-Wook, qui a le don de mélanger terreur et poésie à merveille.
Je continue néanmoins à chercher des livres qui vont me remuer fort. J’aime ça par-dessus tout. J’ai besoin qu’un roman me provoque des montées d’adrénaline, mais bien au chaud sur mon canapé. Dernièrement, ça a été par exemple le cas avec Claustria de R. Jauffret, qui m’a fortement bousculée.
C’est toujours une lecture qui me ramène à l’écriture. Ainsi, après mon premier roman (NDLR : Hématome, éditions Anne Carrière), il s’est écoulé plusieurs années sans que rien ne vienne. C’est la lecture de Sur ma peau de C. Flynn qui m’a soudain donné envie de m’y remettre.

Cela signifie-t-il que, pour vous, la littérature est avant tout un outil de transgression ?
Maud Mayeras : Je ne sais pas. J’aime en tout cas l’idée que l’on puisse tout faire en littérature, qu’il y aura toujours un lectorat concerné. Quelque part, c’est ce qui a permis l’éclosion d’auteurs comme V. Despentes ou M.G. Dantec qui, avec d’autres, ont pas mal fait bouger les lignes dans la littérature française à leurs débuts. Mais cela peut surgir aussi dans une littérature considérée comme plus classique. L’Amant de M. Duras par exemple reste pour moi un livre cultissime, de par notamment son érotisme exacerbé. Comme le dit mon éditeur, Stephen Carrière : « Il n’y a pas de littérature blanche, il n’y a pas de littérature noire. Il y a juste de la littérature. »
Après, je ne sais pas d’où vient chez moi ce goût pour les histoires choquantes ou transgressives. Je sais juste que ça a toujours été là. Je ne suis pas trop attirée par d’autres littératures et, si je change de style de lecture, il y a toujours lien. Si je lis de la poésie, c’est Bukowski. Si je me tourne vers la bande dessinée, ce sont des choses comme Blast de Larcenet. Je crois que j’ai peur de m’ennuyer si je lis autre chose. Même si, du coup, à lire beaucoup de noir, je finis parfois par voir des tueurs en série à chaque coin de rue… Mais n’est-ce pas un peu le cas en vérité ? (rires)

Maud Mayeras est romancière. Elle vit à Limoges.

Maud Mayeras nous a très gentiment ouvert sa bibliothèque : à vous d’y dénicher des envies de lecture !

Bibliographie sélective de Maud Mayeras :

 

Hématome, Calmann-Lévy, coll. « Suspense »

Reflex, Éditions Anne Carrière, coll. « Thriller »

Lux, Paris, Éditions Anne Carrière, coll. « Thriller »

Pour en savoir plus :

entretien au Salon de Brive

Catherine Ternaux

Catherine Ternaux

À l’ombre de la Cathédrale Saint-Pierre d’Angoulême, Catherine Ternaux goûte le silence et la compagnie de l’imposante bibliothèque qui occupe les murs de son bureau d’écriture, tous ces auteurs qui accompagnent ses rêveries et son travail. Et c’est d’une voix calme, mais franche, qu’elle nous confie comment son chemin de lectrice s’est bâti.

Propos recueillis par   Romuald Giulivo

 

Quel rapport entretenez-vous avec la lecture ?
Catherine Ternaux : Un rapport assez complexe, curieusement. J’y suis arrivée très tard. J’ai peu lu dans mon enfance, et plutôt des bandes dessinées, comme s’il m’était alors impossible de me concentrer sans le support de l’image. Ma mère lisait énormément, mais elle était d’une génération qui ne guidait pas, elle m’enjoignait seulement à aller vers les livres et je crois j’ai manqué d’une médiation, d’un accompagnement dans mes choix. J’ai ainsi longtemps nourri une vraie appétence pour la BD, d’abord à travers la presse — Pif Gadget ou Le Journal de Mickey — ensuite en découvrant les albums d’humour grâce à Gotlib. Mais durant toute mon adolescence, pour ce qui est de la littérature au sens strict, c’était le vide interstellaire. J’étais une élève appliquée, je lisais les livres prescrits au collège, mais sans grande conviction. Je me suis mise à la philosophie, aux essais, mais le roman est resté pendant de longues années un objet étrange et lointain pour moi. Si bien que j’ai longtemps ressenti une sorte de culpabilité, comme une honte de ne pas trouver une porte d’entrée dans la fiction.

Comment expliquez-vous cette particularité ?
Catherine Ternaux : C’est difficile à dire. En vérité, encore aujourd’hui, j’oublie ce que je lis. Je suis incapable de raconter un roman, même si sa lecture est récente. Peut-être est-ce pour cela que je suis avant tout attirée par des ouvrages où l’histoire compte peu. C’est notamment grâce aux conseils de mon mari — Jean-Paul Chabrier, écrivain — que j’ai ouvert considérablement mon champ de lecture. Il m’a fait découvrir beaucoup d’auteurs aujourd’hui très importants pour moi. Comme je suis rarement emportée par un livre, si j’en trouve un qui me parle, j’ai tendance à devenir un peu compulsive et explorer toute l’œuvre de l’auteur, pour rester dans son univers, sa musique. Cela s’est passé ainsi avec Zweig, avec Soseki ou, plus récemment, avec Bove ou Ramuz. Ils ont composé des œuvres où je trouve ce que j’aime : une dimension d’universalité, quelque chose qui parle avant tout de la vie.
Après, même si je ne me souviens pas de tout, il me reste des choses profondes de ces lectures. C’est un peu comme un phénomène d’infusion. Les livres me marquent, mais leur empreinte demeure cachée, pareille à une impression indicible : une palpitation, des couleurs, des présences… Quelque chose de l’ordre d’un fragment de vie, une vie que l’on aurait partagée un temps avec des gens — l’auteur, ses personnages…
C’est ce plaisir, cette impression que je recherche avant tout dans la lecture. Tant est si bien que je vais souvent vers les livres plus parce que l’on me communique une envie de les lire que parce que l’on me les raconte.

Quels sont vos domaines de prédilection en tant que lectrice ?
Catherine Ternaux : J’ai en vérité surtout des moments de lecture. Je ne lis pas la même chose le matin, le midi ou le soir. Chaque livre a son heure à lui. Ainsi, je me suis rendu compte que je n’arrive pas à lire de la fiction avant midi. Le matin est en général consacré aux livres en lien avec la philosophie, la méditation, et à des essais en tous genres. C’est seulement le soir, après avoir passé comme un point de bascule dans ma journée, que je peux me laisser happer par un roman. Cela me semble correspondre au moment où quelque chose de l’ordonnance rationnelle du monde s’effrite et où l’énergie décline.
Sinon, après avoir beaucoup étudié la philosophie occidentale durant mes études, je me passionne aujourd’hui pour la philosophie orientale et plus particulièrement le bouddhisme. J’y apprécie cette façon de considérer l’homme dans une vision globale, en lien permanent avec son corps, son existence, et le monde qui l’entoure.
Je lis enfin de la poésie depuis assez peu de temps — depuis que je pratique la méditation. J’y trouve des choses d’une puissance inégalée. J’aime la nécessité qu’elle impose de prendre son temps, de laisser résonner les mots, les phrases. Georges Bonnet, Tomas Tranströmer, Andrée Chédid… Peut-être que la poésie convient bien à mon profil de lectrice. Une lectrice de l’économie et des silences, attentive au miraculeux mystère du vivre.

crédits photo : Philippe Roulaud

Outre des livres pour enfants, des essais, Catherine Ternaux a écrit des nouvelles, dont plusieurs recueils sont publiés aux éditions L’Escampette.

Catherine Ternaux nous a très gentiment ouvert sa bibliothèque : à vous d’y dénicher des envies de lecture !

Bibliographie sélective de Catherine Ternaux :

Zoppot, L’Escampette

Une délicate attention, L’Escampette

Les cœurs fragiles, L’Escampette

Pour en savoir plus :

Portrait