La Route de Suwon

La Route de Suwon

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Élie Treese fait partie de ces écrivains discrets qui n’ont pas besoin de grand-chose pour faire roman, juste l’amorce d’un fil duquel dérouler des phrases ciselées et toute une histoire. Peut-être parce que, comme Antonin Artaud qu’il cite dans son quatrième roman, La Route de Suwon, sorti ce printemps aux éditions Rivages sous la direction d’Émilie Colombani, il sait que « toute l’écriture est de la cochonnerie. Les gens qui sortent du vague pour essayer de préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur pensée sont des cochons. »1

 

Alors, autant ne rien préciser justement. Autant rester dans le doute, le flou et les hypothèses à jamais invérifiables, au risque de ne pas être plus avancé à la fin, de seulement fumer cigarette sur cigarette durant toute une nuit, boire verre sur verre en s’arrachant les cheveux et regarder la lumière du petit matin se lever sur le monde, sans savoir si ce sont là les premiers feux d’une apocalypse au sens premier du terme, c’est-à-dire cette révélation tant recherchée.

C’est en tout cas la situation dans laquelle Élie Treese met son narrateur en le confrontant dans les premières pages à une simple question, inspiré si l’on en croit l’auteur d’une anecdote familiale2 : qu’est-ce qui a bien pu pousser son grand-père à quitter sa Bretagne, un beau matin de 1950, pour partir faire la guerre en Corée, annonçant sans ambages « qu’il s’était engagé comme volontaire pour une durée de trois ans, et qu’il était sur le point de rejoindre un bataillon de mille hommes afin de défendre, sous l’égide de l’ONU, les valeurs du monde libre » ?

Rien ne paraît en effet l’expliquer, le justifier, même soixante-dix ans plus tard, alors que Guy Mallon n’est plus qu’une silhouette habillée de blanc sur une photo jaunie prise quelque part sur la route de Suwon en 1951. L’homme avait, il faut le dire, tout pour lui. Issu d’un milieu bourgeois auquel rien ne manque, ingénieur en chef dans une entreprise florissante, héros de la Résistance, heureux père de quatre enfants et aussi et surtout mari sincèrement amoureux de sa femme, Yvonne, qu’il abandonne pourtant à son sort, d’abord trois longues années pour repousser les armées de Kim-Il-Sung, et aussitôt après pour courir l’Indochine où il trouvera finalement la mort sous les balles ennemies.

Alors qu’est-ce qui cloche chez Guy Mallon ? Quels péché originel ou force souterraine le poussent à laisser sa vie en plan du jour au lendemain ?

Pour tenter de le découvrir, le narrateur fait appel, au crépuscule d’un dîner dont on ne saura jamais rien, ni les raisons de sa tenue ni l’identité des convives, à un procédé métaphorique dont, Romain, personnage lui aussi mystérieux, silhouette à peine esquissée à l’exception de son pull troué, de ses chaussures ravagées déjà portées « à l’époque mythique de [leur] adolescence » et de sa soif inextinguible, est le témoin, au même titre que le lecteur lui-même dont il est probablement le miroir. Procédant par analogie avec les cercles de l’Enfer de la Divine comédie de Dante, Élie Treese dresse chapitre après chapitre une cartographie de l’âme de ce grand-père jamais connu. Il égrène ses possibles motivations au départ, chacune représentée par une pièce de monnaie de valeur croissante qui vient bâtir une structure précaire érigée parmi les verres sales et les reliefs de repas.

On voit alors passer différents motifs dans cette recherche, évidemment vaine, de vérité. Certains sont plus évidents, comme le poids des convictions ou l’argent qui aurait soudain manqué, ou encore tout simplement l’ennui d’un homme abîmé par les horreurs de 39-45, un homme pour qui « … la guerre était [sa] seconde nature, une nature extraordinaire, qui [lui] permettait d’approcher cette idée d’une nécessité, d’une évidence de [sa] présence au monde. » D’autres explications sont, elles, plus complexes. Comme le rôle d’une amitié trouble, du destin, et puis forcément de l’amour, celui sans faille qu’il porte à sa femme, « … parce qu’on est convaincu que rien ne peut nous séparer, que le lien qui nous unit est inaltérable, intangible, qu’il peut résister à la violence et à l’usure, qu’il peut, comme les alliages les plus fous, persister sous sa forme première au milieu du chaos et des températures extrêmes. »

Bien sûr, le dernier cercle de ce chemin — qu’on ne peut révéler ici sans déflorer l’intrigue —vient donner une explication probable à la fuite de cet homme, mais force est de constater que Élie Treese, comme autrefois Kafka creusait pour nous dans son journal la fosse de Babel, élève avec maestria devant nos yeux une tour troublante des enfers personnels. Ceux de Guy Mallon, cet homme parti un jour sur la route de Suwon, mais aussi forcément, et c’est là n’en doutons pas l’objet, de nous tous.

 

 

La Route de Suwon, d’Élie Treese
Éditions Rivages

Avril 2022
136 pages
15 euros
ISBN : 978-2-7436-5574-7

© éditions Rivages

Pablo

Pablo


Pablo est un album jeunesse écrit et illustré par Rascal, publié pour la première fois en 2019 à L’École des loisirs, dans la collection « Petit loulou ». Il paraît aujourd’hui dans une version adaptée pour les personnes déficientes visuelles grâce à Mes Mains en or, une maison d’édition de Limoges spécialisée dans ces adaptations.

Pablo vit dans un œuf, il y passe sa dernière nuit. Au lever du jour, Pablo prend des forces car le temps est venu pour lui de sortir de sa coquille. Comme il a un petit peu peur, il commence à percer deux petits trous pour voir à quoi ressemble le monde du dehors. Puis il en perce deux autres encore, pour entendre les bruits. Puis il en perce un cinquième pour sentir les parfums. Après avoir vu, entendu et senti le monde du dehors, Pablo a envie de s’y balader alors il perce deux trous pour ses pattes. Maintenant, Pablo a envie de voler, alors il perce deux nouveaux trous pour ses ailes. Pablo s’envole, il n’a plus peur, il est temps pour lui de se débarrasser de sa coquille mais il en garde un petit bout, pour les jours où il en aurait besoin.

Rascal est un auteur-illustrateur originaire de Belgique. Il fait partie des auteurs importants de la littérature jeunesse contemporaine francophone. Rascal a exercé plusieurs métiers avant de se tourner vers la littérature jeunesse et de s’y consacrer entièrement. Bien qu’il signe certains albums seul, il écrit le plus souvent pour d’autres artistes tels que Stéphane Girel, Régis Lejonc, Édith, Peter Elliott ou Mario Ramos. L’ensemble de son œuvre a été récompensé par le Grand Prix triennal de la littérature de jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles en 2009-2012. Rascal n’écrit pas pour dire ou raconter, il écrit pour transmettre une émotion, il écrit des histoires d’enfance. Alors, nous y trouvons de la tendresse, de la poésie, parfois un soupçon de cruauté. Sa langue est exigeante, juste et simple, sans simplisme car, pour Rascal, s’adresser à des enfants ne signifie pas qu’il faille appauvrir la langue, bien au contraire.

Pablo ne fait pas exception. De ce récit évoquant la « naissance » de Pablo, Rascal propose une histoire dont la force est basée sur la simplicité du propos et où la complexité se joue dans les interprétations que chacun peut en faire. La découverte du monde par Pablo se fait par étapes et par les sens. Il s’agit de sa propre façon de découvrir le monde avec ce qu’il a en sa possession. En cela, Pablo est un livre universel. Mais s’extraire de sa « coquille » nécessite une capacité à se faire confiance et à faire confiance à ce monde et aux promesses qu’il nous fait. Alors, la peur que ressent Pablo avant de sortir de l’œuf est légitime. Alors, que Pablo garde un morceau de sa coquille « au cas où » est légitime. Car malgré la confiance et les promesses, nous ne sommes jamais à l’abri des intempéries. L’idée qui prédomine dans cet album est bien que la peur de l’inconnu se surmonte. Prendre des risques, c’est se donner la possibilité de découvrir la beauté du monde. Alors Pablo peut tenter l’aventure d’autant que Rascal le rassure : il y aura toujours un morceau de coquille pour le protéger. Pablo sait d’où il vient.

« Le livre ainsi mis en forme permet une expérience de lecture partagée, que ce soit entre enfants ou entre enfants et adultes. »

L’adaptation de Pablo pour des lecteurs déficients visuels respecte la version originale, bien qu’elle ait nécessité un travail sur la mise en forme. Fondée en 2010 à Limoges, l’association Mes Mains en or a fait de sa spécialité l’édition de livres tactiles afin de rendre l’album illustré et les livres jeunesse accessibles aux enfants déficients visuels, quelles que soient les spécificités de leur déficience. Caroline Chabaud est à l’origine de ce projet éditorial qui défend la qualité artistique des œuvres. Ainsi, les livres sont pensés : ils sont composés d’éléments manipulables, d’un texte en braille et d’un texte en gros caractères qui, tout comme les images contrastées, permettent de stimuler les restes visuels des malvoyants. La reliure en spirale permet de mettre le livre à plat afin de libérer les mains pour faciliter la lecture et explorer les images tactiles. Le livre ainsi mis en forme permet une expérience de lecture partagée, que ce soit entre enfants ou entre enfants et adultes.

L’adaptation de Pablo a bénéficié de cette réflexion sur la conception. Ainsi certains éléments des illustrations en relief, le choix des matières, le texte en gros caractère et sa traduction en braille permettront à de nouveaux lecteurs de découvrir ou redécouvrir cette œuvre si touchante de Rascal : la promesse de beaux moments de lecture partagée.

 

Pablo
Texte et illustration de Rascal
Conception des images tactiles : Astrid Biret et Laurine Bergeon
Collection Tactibraille
Éditions Les Mains en or

Pablo de Rascal, collection « Petit loulou », L’École des loisirs, 2019

par L.B.


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Le livre jeunesse : un objet politique

Le livre jeunesse : un objet politique

 

Depuis 1998, Thierry Magnier trace le sillon d’une littérature jeunesse exigeante dans un paysage éditorial français de plus en plus frileux, où les grandes maisons ont tendance à se retrancher derrière l’achat de licences étrangères. Souvent en première ligne pour défendre une littérature que certains voudraient moralisatrice et pédagogique, il continue de défendre avec passion sa vision du métier d’éditeur jeunesse et partage les raisons de ses choix.

D’après vous, pourquoi ces derniers temps la radicalisation du discours politique et sociétal s’exprime-t-elle notamment contre la littérature jeunesse ?
Thierry Magnier : Sûrement parce que les politiques actuels estiment les enfants sacrés. Et parce qu’ils ont peur. Pour eux, les enfants doivent entrer dans un moule, suivre une moralité et surtout être obéissants, dociles. Parce qu’ils sont le peuple à venir et que, un peuple qui réfléchit, cela dérange. Le phénomène n’est pas non plus nouveau. Pour moi en tout cas, tout a commencé il y a une vingtaine d’années, dès les premières publications de la maison, notamment avec un livre de Christophe Honoré sur l’homoparentalité1. Déjà à cette époque, il y avait eu quelques remous. Mais rien à voir il est vrai avec le cirque qui s’est déchaîné autour de Tous à poil2. On a eu l’impression que tout à coup un livre jeunesse, qui pose simplement un regard décomplexé et humoristique sur la nudité, était pris en otage pour tenter de mettre le feu au pays. Un livre que personne n’avait lu à l’époque, car j’avais dû en vendre à peine 700 exemplaires en 3 ans…
Je n’ai alors pas compris, et je ne comprends toujours pas la raison de tout ce raffut. La nudité, le corps, ou même la sexualité m’ont toujours paru des sujets éminemment importants, des sujets à aborder en littérature jeunesse afin de permettre aux enfants de se construire. J’ai toujours traité ces sujets. Certains prétendent, de façon pernicieuse, que c’est mon fonds de commerce — comme lors de la récente mésentente avec la direction des affaires scolaires de Paris autour du Dictionnaire fou du corps de Kathy Couperie —, mais je trouve cela grossier et surtout inepte. Il me semble important que ces livres pour la jeunesse existent, et dangereux que certains imaginent les interdire. Pourquoi alors ne pas interdire également la parution du Larousse illustré et ses planches d’anatomie, ou la visite de la chapelle Sixtine ?

 

« la méfiance vient de plus en plus des parents eux-mêmes, de l’importance démesurée qu’ils accordent à l’éducation de leurs enfants »

 

Christian Bruel, fondateur des éditions Le sourire qui mord, publiaient déjà des albums jeunesse anticonformistes, notamment sur la question du genre. Comment se fait-il que, quarante ans plus tard, on en soit toujours au même point d’incompréhension ?
T.M. : Je me pose régulièrement cette question, et je ne trouve pas de réponse simple. Sinon qu’une poignée de gens, ayant le pouvoir et l’argent, ont décidé de construire un monde à leur image. Un monde policé et normatif. J’ai par exemple ressorti il y a deux ans l’Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon3, l’un des premiers ouvrages parus au Sourire qui mord. J’ai alors demandé à Christian Bruel d’imaginer comment il traiterait la même question aujourd’hui, et cela a donné naissance à D’ici-là, une utopie positive sur le genre illustrée par Kathy Couperie. Eh bien malgré tous nos efforts pour communiquer autour de l’ouvrage, malgré la renommée des auteurs ou encore une actualité en phase, personne n’a parlé de ce livre, certes un peu exigeant graphiquement, mais réellement splendide. C’est à n’y rien comprendre.

N’êtes-vous pas dérangé que votre travail — celui d’un éditeur exigeant qui publie dans l’intention d’éveiller ses lecteurs — soit aujourd’hui vu avant tout par certains comme un acte militant ?
T.M. : Cela m’énerve, évidemment. On me prend souvent pour un éditeur qui fait des bons coups ou qui aime se faire remarquer. Alors que ma politique éditoriale n’a jamais changé. J’ai toujours travaillé pour offrir les meilleurs livres possible aux enfants. Parce que j’ai le sentiment qu’un enfant est un être humain à part entière, parce qu’il est intelligent et qu’on peut lui parler de toutes les choses qui l’entourent.
En vérité, la méfiance vient de plus en plus des parents eux-mêmes, de l’importance démesurée qu’ils accordent à l’éducation de leurs enfants. Ils veulent les protéger de tout. Les gamins n’ont plus le droit d’avaler du lactose, du gluten… alors feuilleter un livre sur le corps, je ne vous en parle même pas. Je me souviens ainsi d’une discussion avec une documentaliste qui avait pris la parole lors d’une journée de formation avec des bibliothécaires où j’intervenais. Elle avait avoué ne plus commander pour son CDI les livres de ma maison d’édition. Elle suivait et appréciait nos parutions depuis des années mais, à un an de la retraite, elle se disait fatiguée de devoir affronter les représentants de parents d’élèves ou sa hiérarchie dès qu’elle proposait l’un de nos ouvrages à la lecture. C’est somme toute ahurissant. Je ne sais pas où va le métier d’éditeur. Un éditeur, c’est avant tout quelqu’un qui prend des risques. Contrairement à certains de mes confrères, je me moque au fond de ce que veulent lire les enfants ou les adolescents. Je veux être force de proposition, les mener vers d’autres rivages.

Quels sont les sujets, traités par la littérature jeunesse d’aujourd’hui, qui vous semblent clairement politiques ?
T.M. : Tous les sujets sont politiques lorsqu’ils sont traités avec talent. Un bon livre est forcément politique. S’il existe, s’il n’est pas un ventre mou, il prend forcément position, quelle que soit la question traitée. Un livre est un objet politique, comme aurait probablement pu le dire Marguerite Duras. Et sinon la politique, en jeunesse, c’est peut-être au final de parler d’un sujet qui ne semble pas au prime abord destiné aux enfants. Après, les incompréhensions et les tensions qui en découlent viennent du regard détestable posé sur le livre de jeunesse. Son manque de reconnaissance et l’incapacité patente à le faire accepter comme une littérature. Ne devrait-on pas ainsi surtout se rappeler que nous formons les lecteurs de demain, nous les préparons aussi à aller vers des livres complexes, exigeants et stimulants pour la pensée. Franchement : peut-on imaginer réaliser cette tâche immense en ne proposant que des histoires fades et normées ?

Est-ce que, quelque part, nous n’infantilisons pas les enfants ?
T.M. : Très probablement. Je pense par exemple à Marguerite Duras, dont toute l’œuvre réserve une place cruciale à l’enfance. Duras n’a jamais pris les enfants pour des imbéciles. Son unique album jeunesse, Ah Ernesto !4, le montre de façon flagrante. J’ai vu en me rendant à l’IMEC5 les piles de manuscrits par lesquels elle est passée pour écrire ce livre, ce petit conte comme elle l’appelait. Je suis un fan de Duras et je suis très heureux d’avoir pu republier ce livre. Cette histoire d’un gamin qui ne veut plus aller à l’école parce qu’on lui y apprend des choses qu’il ne sait pas, c’est pour le coup un vrai livre politique pour la jeunesse. Prenez par exemple la scène où le maître d’école montre un papillon épinglé dans boîte vitrée et demande ce que c’est. Ernesto répond alors : « c’est un crime ». Magnifique, n’est-ce pas ?

1 Je ne suis pas une fille à papa, C. Honoré, Thierry Magnier, 1998
2 Tous à poil, Claire Franek et Marc Daniau, éditions du Rouergue, 2011
3 Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon, Christian Bruel et Anne Bozellec, Le sourire qui mord, 1980
4 Ah ! Ernesto a été publié chez Harlin Quist/Ruy-Vidal en 1971. L’ouvrage est réédité en 2013 aux éditions Thierry Magnier (illustrations : Kathy Couperie), accompagné d’un album intitulé Ah ! Marguerite Duras, qui retrace l’aventure éditoriale de ce conte
5 Institut Mémoires de l’édition contemporaine.

par R.G.

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Des « Portraits rêvés pour voir la longueur des titres

Des « Portraits rêvés pour voir la longueur des titres

Portraits rêvés est une application conçue par Un Autre Monde explorant l’univers de plusieurs auteurs néo-aquitains du livre à travers des biographies inventées à partir de l’un de leurs ouvrages. Une initiative de création littéraire et numérique, soutenue par la Région Nouvelle-Aquitaine et la Drac Nouvelle-Aquitaine, présentée le 27 septembre dernier lors de la 3e Fête au Chalet Mauriac.

S’il « ne faut pas confondre Robinson et Defoe, Marcel et Proust », comme l’écrit Michel Butor dans Essai sur le roman, « ceux-là même sont toutefois une fiction. […] Ils sont tout autant le représentant de l’auteur, sa persona ». Il est vrai que la question : « Qui sont les écrivains, assis à leur table, en train d’écrire ? » hante la littérature depuis toujours. Dans Les Mandarins, Simone de Beauvoir ajoute, elle, « on dit volontiers que les écrivains ne sont pas des personnages romanesques : pourtant les aventures de la pensée sont aussi réelles que les autres et elles mettent en jeu l’individu tout entier : pourquoi ne tenterait-on pas de les raconter ? » C’est, d’une certaine manière, ce que deux écrivains, membres fondateurs de l’association Un Autre Monde, Lucie Braud et Romuald Giulivo, tentent d’approcher dans Portraits rêvés, un projet littéraire conçu sur une application pour mobiles et tablettes, présenté en avant-première lors de la 3e édition de la Fête au Chalet Mauriac, aux scolaires, aux enseignants et à des acteurs culturels régionaux.

Au Cercle ouvrier de Saint-Symphorien où nous est présenté Portraits rêvés, sur un grand écran, Romuald Giulivo commence : « L’idée est venue d’une expérience d’auteur. J’écris souvent sur des personnages qui se demandent s’ils existent vraiment, s’ils sont vraiment en vie. Pour moi, un auteur ça n’existe pas. Quand j’écris et qu’après je me relis, je me demande où j’étais, moi, quand l’auteur que je suis était en train d’écrire ? Je n’ai pas l’impression d’être l’écrivain qui écrit mes livres ; je ne sais pas qui est le mec qui écrit mes livres. Il n’est pas loin, je le fréquente de temps en temps mais il m’est assez inconnu finalement. S’ajoute à cela le fait que nos expériences de lecteur nous amènent parfois à nous demander quelle est la part autobiographique et la part de fiction dans ce qu’un auteur a écrit. Certains en jouent d’ailleurs et notamment Brett Easton Ellis dans Lunar Park par exemple, qui fictionnalise sa vie et sa personne. J’ai eu envie de prendre ces deux idées à rebours, d’en inverser le processus, en partant du postulat que les auteurs n’existent pas, qu’ils sont des fictions. Ça m’a donné envie d’inventer des portraits d’auteurs. Lucie Braud était partante et on a décidé d’en faire un travail de lecture à voix haute, associé à des photographies. »

« Notre public c’est le lecteur et, de préférence, le jeune lecteur, aussi on souhaitait que ce projet soit une autre façon de nourrir une appétence à la lecture. »

Prenant la suite, Lucie Braud nous explique comment le projet a véritablement démarré en 2017 : « Comme on est tous les deux très attachés à la notion de territoire, puisqu’on est des auteurs de la géographie, des lieux, on a pris le parti de choisir des auteurs de Nouvelle-Aquitaine, de lire un seul de leurs livres et d’imaginer leur vie à partir de ça. On a sélectionné 12 auteurs* en équilibrant nos choix pour que ce soit des auteurs issus des trois anciens territoires, autant urbains que ruraux, avec un rapport paritaire entre hommes et femmes et, pour qu’il y ait une pluridisciplinarité représentative, on a choisi des champs littéraires différents, du roman jeunesse au roman adulte, de la bande dessinée à l’illustration, de la philosophie à la poésie. Ce mélange des styles et des genres c’est aussi pour que chaque lecteur puisse trouver une porte d’entrée. Notre public c’est le lecteur et, de préférence, le jeune lecteur, aussi on souhaitait que ce projet soit une autre façon de nourrir une appétence à la lecture. On s’est ensuite réparti les textes équitablement et on a écrit des microfictions qu’on a vite fixées à 3000 signes, pour que la lecture à voix haute soit de 3 minutes maximum, soit à peu près le temps d’une chanson. »

Sur l’écran, en face de nous, vient d’être lancé une première lecture à voix haute, une fiction écrite autour L’enfant qui de Jeanne Benameur (Actes sud, 2017). La voix enveloppante de Romuald démarre : « Tu es Jeanne Benameur. Oui toi. Tu le sais très bien, ne fais pas l’innocent. Tu es Jeanne Benameur car toi aussi ta mère a disparu ou disparaîtra un jour. Tu le sais bien. C’est inévitable. Désolée de cette mauvaise nouvelle mais c’est ainsi. Jeanne Benameur, toi, moi, nous et tous les autres, on finit forcément orphelin un jour. […] Tu es Jeanne Benameur et même s’il n’y a plus désormais de vraie couleur, de souffle ou de raison, tu es vivant et parfois tu y crois et tu te laisses traverser par une poussée de joie. Tu ne sais pas d’où elle vient mais tu te laisses porter. Tu avances, tu serres les dents, tu t’offres des sourires et des encouragements, tu dévores tout, repas, projets, expériences… […] Tu dévores, tu te gaves et puis tu oublies. Tu oublies que tu es seul et à jamais de travers… ».

Lucie reprend : « Nous sommes tous les deux auteurs et nous avons fondé ensemble en 2013 l’association Un Autre Monde, un collectif d’auteurs et d’artistes. Les processus de création sont souvent assez solitaires, aussi on avait envie de travailler ensemble, à plusieurs. La ligne éditoriale est simple : les projets portés par les artistes sont toujours issus d’une œuvre littéraire qui va générer un travail pluridisciplinaire. On part du livre (quel que soit son champ littéraire) pour créer des spectacles ou des lectures qui vont croiser d’autres champs artistiques comme le dessin, la musique, la vidéo… La mise en voix étant ce vers quoi on tend le plus. Et cette façon d’appréhender nos créations nous a enrichis et continue de nous apprendre d’autres façons de voir, de lire et d’interpréter ».

« Un outil pédagogique pour les bibliothécaires, les documentalistes et les enseignants. »

Et Romuald ajoute : « Ça casse nos automatismes et mécanismes de fabrication et renouvelle nos pratiques, ce qui rend la vie beaucoup plus intéressante. Depuis le début, on veut défendre la lecture et le livre à travers la lecture à voix haute parce que c’est une autre façon de trouver un chemin vers le livre pour, surtout, réinventer du plaisir. Lire à voix haute, c’est vivre la lecture, les mots, c’est se rapprocher du ressenti. C’est aussi dans cette optique qu’on a voulu associer, à ces portraits imaginaires d’écrivains réels, des photos d’eux, toutes aussi imaginaires. On a confié la commande à Olga David, une jeune photographe qui a créé trois portraits photographiques issus de son interprétation puisqu’elle n’a eu accès qu’aux microfictions qu’on a écrites sur les 12 auteurs ».

Pour l’application, qu’ils ont fait développer par les Ateliers In8, ils ont souhaité qu’elle soit très épurée afin qu’aucune animation ne perturbe l’attention portée aux textes, à la voix et aux photographies. Lucie et Romuald ont l’habitude de travailler en atelier d’écriture avec des scolaires, aussi leur souhait serait que cette application – qui a été financée par la Drac, la Région Nouvelle-Aquitaine et soutenue par ALCA -, puisse être un outil pédagogique pour les bibliothécaires, les documentalistes et les enseignants puisque ce travail d’écriture numérique pour mobiles et tablettes a été conçu pour les scolaires, les lycéens notamment. L’application, installée sur tablettes peut, par exemple, permettre de présenter une sélection d’auteurs régionaux à découvrir autrement ou d’imaginer des actions d’éducation artistique avec un processus de création similaire, à savoir : inventer des portraits d’écrivains, réels ou… imaginaires. Pour minimiser les coûts, le principe peut être reproduit sur une simple page web. L’idée, bien entendu, c’est de soutenir un accès à l’écrit, à la lecture et de travailler également l’image, par le biais de photos ou de vidéos. Un programme complet en somme et qui va se poursuivre puisqu’une deuxième saison de Portraits rêvés est en gestation.

*Gilles Abier, La Piscine était vide, Actes Sud, 2014. Sandrine Beau, Traquées, Alice éditions, 2017. Jeanne Benameur, L’Enfant qui, Actes Sud, 2017. Mehdi Belhaj Kacem, Vita Nova, Dante (traduction), Gallimard, 2007. Lucie Braud, L’Everest, à paraître. Claude Chambard, « Le Jour où je suis mort », in Des Trains à travers la plaine, Atelier In8, 2011. Frédérique Clémençon, L’Hiver dans la bouche, Flammarion, 2016. Yann Fastier, Savoir-Vivre, Atelier du Poisson soluble, 2000. Romuald Giulivo, L’Île d’elle(s), à paraître. Marin Ledun, Salut à toi, ô mon frère, Gallimard, 2018. Julie M., Naturellement, 5 tomes, Belloloco, 2014-2018. Elie Treese, Les Anges à part, Rivages, 2014.

luci braud giulivio romuald

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