L’Ardeur, une collection de romans pour adolescents pour oser et fantasmer

L’Ardeur, une collection de romans pour adolescents pour oser et fantasmer

 

Quand la fiction explore la sexualité

La collection L’Ardeur a été créée en 2019 par Charline Vanderpoorte, éditrice aux éditions Thierry Magnier. Elle a été pensée à destination des grands ados pour aborder les questions sur les corps et la sexualité par la fiction. L’Ardeur est le fruit d’une réflexion et d’un travail conjoint entre des auteurs et leur éditrice pour ouvrir le champ des possibles.

La collection L’Ardeur est née de constats et d’une réflexion qui a longtemps mûri dans l’esprit de Charline Vanderpoorte. L’éditrice s’intéresse à plusieurs documentaires audios sur la sexualité du point de vue féministe où il apparaît sans équivoque que le porno gratuit et la romance dont les adolescents sont consommateurs véhiculent une certaine idée de la sexualité basée sur la performance. Les questions s’égrènent alors en chapelet. Qu’est-ce que cela entretient dans leur rapport au corps et à leur sexualité ? Pourquoi le corps adolescent est-il si absent des romans ? Pourquoi les personnages n’ont-ils jamais leurs règles ? Pourquoi la prévention n’est-elle que rarement du côté du désir alors que le corps adolescent subit à l’échelle intime une véritable révolution ? Que faire pour changer cela, et leur montrer autre chose ? Le déclic vient à la lecture de Sanglant Hiver, un roman islandais de Hildur Knútsdóttir paru aux éditions Thierry Magnier en 2017, dans lequel apparaît une scène de sexe naturelle et spontanée entre deux adolescents. Charline Vanderpoorte propose alors à Thierry Magnier la création d’une collection entièrement dédiée à ces questions et obtient son aval.

L’éditrice adresse une lettre à une quinzaine d’auteurs dont elle aime le travail, lettre dans laquelle elle explique le fil de sa réflexion, son constat et l’urgence d’offrir aux lecteurs adolescents d’autres perspectives que le porno gratuit pour épanouir leur sexualité. Parmi eux, il y a Camille Emmanuelle qui vient de sortir aux éditions Les Échappés Lettre à celle qui lit mes romances érotiques, et qui devrait arrêter tout de suite. L’auteure qui a écrit une douzaine de romances érotiques sous pseudo, y explique comment ces textes doivent répondre à une charte très cadrée, où personnages et scènes sont stéréotypés, où l’humour est exclu considérant que celui-ci ne fait pas bon ménage avec amour et sexe. En réaction à la lecture de ce livre, Charline Vanderpoorte acte que L’Ardeur n’imposera aucune charte aux auteurs, la littérature se devant être un espace de liberté de création. En réponse à ses courriers, certains auteurs se manifestent pour se lancer dans l’aventure dont Camille Emmanuelle qui accepte ce pari compliqué de passer de la littérature générale à la littérature jeunesse. L’enjeu est de trouver le ton juste tout en faisant confiance aux lecteurs. Son manuscrit ouvrira la collection. Ainsi paraît en 2019, Le Goût du baiser.

Après trois ans d’existence, la collection L’Ardeur se précise et s’affirme dans ses propositions : tout est possible si cela fait évoluer les représentations de la sexualité. Les sujets sont ouverts. Charline Vanderpoorte cherche des textes qui mettent en scène aussi bien des personnages hétérosexuels cisgenres féminins ou masculins, tout autant que des narrateurs dont le genre ne se dévoile pas au cours du récit, car ce qui compte, ce sont les pistes d’exploration proposées et le côté surprenant des personnages. L’humour, trop absent des textes érotiques, intéresse plus que jamais l’éditrice : « L’humour dans le sexe, c’est ce qu’il y a de plus génial ! »

Les auteurs connaissent désormais la collection et s’emparent des sujets avec leurs propres questionnements. L’éditrice suit le mouvement, évolue et mûrit encore sa réflexion sur le genre grâce à eux. Elle attend des textes qu’ils la surprennent en empruntant des chemins inexplorés.

La collection L’Ardeur trouve peu à peu sa place, cumule les prix littéraires (Trophée de l’édition, Pépite de Montreuil) et des retours de presse dithyrambiques, mais il y a encore du chemin à parcourir, et un travail de pédagogie à mener auprès des médiateurs et des prescripteurs. En effet, Charline Vanderpoorte n’a pu la présenter lors des tables rondes et rencontres qui étaient prévues au moment du lancement de la collection, celles-ci ayant été annulées à cause de la crise sanitaire. La vie de la collection s’appuie donc essentiellement sur les librairies engagées sur le féminisme, les communautés de lecteurs et les représentants chargés de porter les nouveautés auprès des libraires. « Défendre des romans pour adolescents sur la sexualité est une vraie difficulté. » Charline Vanderpoorte cherche comment toucher les principaux intéressés : « Nous assumons cette collection comme faisant partie de la littérature jeunesse, mais ce n’est pas simple d’atteindre les adolescents quand il s’agit de littérature de l’intime et quand en librairie, le rayon jeunesse est le plus souvent coupé du rayon adulte. Nous nous appuyons beaucoup sur les professeurs documentalistes et les bibliothécaires qui défendent ces titres avec conviction, et ce sont lors des salons du livre que nous rencontrons les lecteurs. Au niveau sociétal, les choses bougent sur la sexualité, et les nouveaux titres à paraître fin 2023, début 2024 vont ouvrir le lectorat. Je suis attentive aux gens que je rencontre pour trouver un nouveau chemin, pour convaincre, pour ouvrir les possibles quand il est question des sensations liées au corps. »

Avec un rythme de parution de deux titres par an et un tirage de trois-mille exemplaires par ouvrages, L’Ardeur pose son rythme de croisière, et dévoile à chaque parution un angle différent, une approche singulière de la sexualité, sans tabou, dans le respect du corps et de l’écoute du désir. L’Ardeur a déjà démontré la qualité de ses propositions littéraires, et promet de belles découvertes pour les années à venir.

Par L.B.

Sur le site de l’éditeur :

https://www.editions-thierry-magnier.com/collection-l-ardeur-1237.htm

 @l_ardeur_

Collection L’Ardeur – Présentation par la maison d’édition

LIRE, OSER, FANTASMER, trois mots qui résument l’ambition de la collection L’Ardeur. Depuis ses débuts, notre maison est fière de défendre une littérature courageuse qui s’intéresse à l’adolescence telle qu’elle est, avec ses zones d’ombres, ses excès, ses émotions exacerbées. Mais l’adolescence est aussi une période où le corps se métamorphose, où la vie sexuelle commence. Quoi de plus logique, alors, que d’ouvrir notre catalogue à des textes qui parlent de sexualité, de désir, de fantasme. L’Ardeur se pose résolument du côté du plaisir et de l’exploration libre et multiple que nous offrent nos corps.

 

Winshluss : le parcours d’un humain

Winshluss : le parcours d’un humain

Winshluss

© Winshluss

Quel lien y a-t-il entre les bandes dessinées de Winshluss et les films de Vincent Paronnaud ? L’auteur, quel que soit son nom, revendique la complexité du monde et celle de l’humain. Créer est son mode d’expression. Par la bande dessinée ou le cinéma, il éclaire, mord, rit et pointe du doigt les violences de la société moderne.

L’histoire avant le dessin

La bande dessinée est le premier mode d’expression vers lequel se penche Winshluss. Enfant et adolescent, il passe son temps à dessiner. Sa scolarité est déplorable, il n’obtient pas son bac et cela lui ferme les portes des écoles d’art. Définitivement déscolarisé, il se met à la musique. Bruitiste plus que musicien, il apprend finalement la guitare et explore les genres musicaux. Son groupe Shunatao signera sept albums chez Amanita Label (Anglet). C’est à cette époque qu’il côtoie Olivier Bernet qui par la suite composera les musiques de ses films. Il reprend le dessin vers vingt-cinq ans. En bande dessinée, il est attiré par l’esthétique et les virtuoses comme Moebius et Corben. Puis il découvre Maüs de Art Spiegleman. Il est fasciné : il trouve tout d’abord le dessin maladroit puis comprend qu’il est là pour servir l’histoire et l’apprécie pour cela. Il remet alors en question sa vision de la bande dessinée. L’histoire passe désormais avant le dessin.

Là où tout commence…

Bien qu’il publie déjà au Dernier Cri ou à L’Association, c’est avec Les Requins Marteaux que tout démarre. En 2002, il prend la direction éditoriale de la maison d’édition avec Cizo et Felder. Portés par une proximité intellectuelle, des références communes et un humour qu’ils partagent, ils s’emparent de cet espace de liberté. Le soutien de Marc Pichelin leur permet d’essayer des choses, de publier le magazine Ferraille, de révéler des auteurs, d’en publier de plus connus. Winshluss passe l’essentiel de son temps à coordonner et organiser ce joyeux chaos. « De l’extérieur, cela paraissait désinvolte alors que cela ne l’était pas du tout. Quand tu viens du fanzinat, cela te rend philosophe. Il faut durer, ne rien lâcher. Beaucoup se fatiguent. Mais c’est évident qu’il y a vingt-ans, les éditeurs indépendants ont ouvert des brèches : permettre par exemple aux auteurs de publier une bande dessinée dont le nombre de pages était adapté à leur projet, c’était une révolution. »
Le cercle d’auteurs réunit autour des Requins Marteaux se pose en trublion et le magazine Ferraille devient un miroir de son temps en montrant ce que l’ultralibéralisme impose au monde. « La force du capitalisme, c’est qu’il se relève toujours. On nous fait croire qu’il n’y a pas d’autres systèmes possibles, que l’on ne peut pas faire autrement. Ce système crée de la misère et de la violence et c’est effarant. Aujourd’hui encore, c’est la politique de la terre brûlée. »

De l’image fixe à l’image animée

Winshluss réalise son premier court-métrage avec Cizo en 2003. Raging Blues est produit par Je suis bien content (qu’il embarque avec lui quelques années plus tard sur Persépolis). Abordant sans détour la violence de la société de consommation, le film est primé à deux reprises. Winshluss est lancé et enchaîne les courts-métrages d’animation et en prise de vue réelle. En 2007, il réalise son premier long métrage d’animation, Persépolis, avec Marjane Starapi, auteure de la bande dessinée éponyme.

« Je viens d’un milieu modeste, je pensais que pour moi, c’était foutu. J’avais besoin de m’exprimer et c’est devenu possible. »

En parallèle, il prépare Pinocchio, un livre ambitieux traitant de la mondialisation, faisant référence au film de Walt Disney, le premier film qu’il a vu enfant au cinéma avec sa mère et qui l’a traumatisé. Winshluss ne dit pas ce qu’il faut penser ou croire, il ouvre le regard et la pensée. Il replace les choses dans une histoire et un contexte. « L’individu est en conflit avec lui-même et avec le monde. Mais pour parler bien de son village, il faut parler de soi, savoir qui l’on est et d’où l’on vient. L’humain est complexe, le monde aussi, pourtant, il n’y a plus de réflexion, seulement des réactions, ce qui est mortifère et angoissant. L’humain fait des conneries et oublie. Il n’y a plus de regard historique. Alors, c’est comme si rien ne servait à rien ».
Persépolis est récompensé par le prix du Jury du festival de Cannes et par le César du meilleur premier film et de la meilleure adaptation en 2008. Pinocchio sort la même année et reçoit en 2009, le Fauve d’or du meilleur album du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Cette reconnaissance, Winshluss en est heureux, il préfère que « cela marche » parce que cela lui permet de faire autre chose. Mais il n’exploite pas le filon et refuse de s’enfermer dans un registre. Il ne veut pas faire semblant. Il a l’exigence de faire bien, tant qu’il y a un minimum d’intensité.

La création, un instinct de survie

Winshluss a conscience que la création est un instinct de survie. « Je viens d’un milieu modeste, je pensais que pour moi, c’était foutu. J’avais besoin de m’exprimer et c’est devenu possible. »  Écrire un scénario de bande dessinée ou de film, cela ne fait aucune différence, mais il sait dès le départ s’il écrit pour une bande dessinée ou un film et que pour bien faire, il doit comprendre les rouages de chaque support. Autodidacte, il n’est pas théorique, il aime se confronter à l’aspect pratique et physique de la création. Face à une ou plusieurs problématiques qu’il s’inflige, il s’attache à trouver des solutions qui lui permettront d’arriver à ses fins. Il apprend dans l’urgence, en regardant les autres. Il comprend que les apprentissages techniques sont nécessaires, qu’arriver avec une idée n’est pas suffisant pour mener à bien un projet. « Il faut que je connaisse précisément comment les choses se passent pour y arriver parce que mes projets sont sur la corde. Alors, je m’entoure des meilleurs. Les meilleurs, ce sont ceux qui sont bons dans quelque chose en particulier, mais qui s’intéressent à d’autres choses, qui ont une culture étendue. »
Le processus de création est laborieux, il prend du temps. Winshluss réfléchit, digresse et jette beaucoup. « Je déteste l’efficacité, produire pour produire ne m’intéresse pas. Il y a des phases ou je peux produire beaucoup et souvent s’enchaînent des phases où je ne produis plus. Et parmi ce que je fais, il y a des choses inutiles, mais j’ai besoin de les faire. J’aime ce sentiment lorsqu’un livre, un film, m’apporte un éclairage. C’est pour ça que j’aime les auteurs, pour le prisme à travers lequel ils nous montrent les choses, pour l’importance du détail. » Le style l’ennuie, alors il explore ailleurs et décale son regard en permanence. « Être auteur, c’est se mettre en porte à faux en permanence, ne pas s’endormir et pour cela, changer de registre, de graphisme, pour éclairer différemment à chaque fois. »

Une vision du monde

Winshluss porte sa vision du monde et exprime sa colère à travers ses livres et ses films. Il parle de choses ambiguës et complexes en utilisant l’humour, des codes et des clichés propres aux genres qu’il affectionne. Il ponctue ses histoires d’obsessions ou de névroses nées de traumatismes qui renvoient à des évènements marquants de son parcours d’humain : les accidents de voiture, la pendaison, le suicide… Des références à la religion se retrouvent également dans ses œuvres. Issu d’une famille d’athées, il s’y est intéressé pour comprendre la manière de penser du monde occidental.

« Être auteur, c’est se mettre en porte à faux en permanence, ne pas s’endormir et pour cela, changer de registre, de graphisme, pour éclairer différemment à chaque fois. »

Dans Cosmogonie, le thriller sur lequel il travaille actuellement, la nature et la civilisation s’affrontent, chacune représentée par un personnage : un homme maniaque qui dit aux gens ce qu’ils veulent entendre et une femme qui s’oppose à lui et se révolte. L’un est le bourreau, l’autre la victime, mais Winshluss sème la confusion en inversant les rôles, montrant ainsi que les choses ne sont jamais si simples.
Dans ses histoires, il n’aborde jamais la violence de manière frontale. Il prend un contre-pied et l’assaisonne d’humour. Que ce soit en bande dessinée ou en cinéma, si le pourquoi vient comme le point de départ d’une histoire, c’est avant tout le cheminement qui importe, et rien d’autre.

 

 

Bibliographie sélective

Smart Monkey, Cornélius, 2004

Pinocchio, Les Requins Marteaux, 2008

Dans une forêt sombre et solitaire, Gallimard Jeunesse, 2016 — Pépite d’or du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil

Filmographie sélective

Raging Blues, co-réalisation Cizo, Je suis bien content, 2003

Persépolis, co-réalisation Marjane Satrapi, d’après la bande dessinée éponyme, Diaphana Distribution, France 3 Cinéma, The Kennedy/Marshall Company, French Connection Animations, 2.4.7 Films, 2007

Territoires, Kidam, 2014

 

 

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Aimer, boire et chanter

Aimer, boire et chanter

     © Isabelle Merlet

Isabelle Merlet, les yeux de la couleur

Isabelle Merlet est l’une des coloristes les plus talentueuses du monde de la bande dessinée. Après 20 ans d’expérience, elle a réalisé les couleurs des dessins de Blutch créés pour le dernier film d’Alain Resnais Aimer boire et chanter. Une expérience unique et différente, haute en difficultés, qui amène la coloriste à repousser ses limites.

Isabelle Merlet ne s’est pas lancée dans le dessin, par complexe, explique-t-elle. Devenir artiste lui semblait un objectif inatteignable. Au début de ses études d’arts appliqués, elle découvre que la couleur lui offre cependant un bel espace de liberté. En 1990, elle aide son ami Jean-Denis Pendanx sur les couleurs de son premier album1. Elle est vite sollicitée par des éditeurs et des auteurs. Apprenant sur le tas, novice, elle apaise son égo, travaille sans idées préconçues. La confiance qu’elle met dans son intuition lui permet de suivre de nombreuses directions. Mais la monotonie des demandes éditoriales finit par la lasser. En 2000, elle fait une pause pour travailler la sculpture. Sept ans plus tard, son compagnon, l’auteur coloriste Jean-Jacques Rouger lui fait renouer avec la couleur. Il la forme à l’outil informatique. Devant les possibilités infinies que lui offre l’ordinateur, elle s’amuse, se passionne, cherche. Elle s’y met à fond, finit par presque s’écœurer jusqu’à ce que le projet de Blutch arrive jusqu’à elle.

Été 2012
Thomas Ragon (éditeur chez Dargaud) propose à Isabelle de faire des essais couleur pour le prochain album de Blutch2. Elle connaît le travail de l’auteur, mais rien de lui. Lui laissera-t-il l’autonomie dont elle a besoin ? Quelle expérience a-t-il de la couleur lui qui travaille en noir et blanc ? C’est un mélange de crainte et d’excitation qui la pousse à accepter. À réception des premières pages, elle ne veut aucune indication. Blutch veut travailler ainsi, parfait !
Elle envoie ses premières propositions et demande un avis direct et franc, sans égo. Ils sont sur la même longueur d’onde et faits pour travailler ensemble.

De la bande dessinée au cinéma : une histoire de couleurs
Blutch va travailler sur le film d’Alain Resnais. Il souhaite Isabelle à ses côtés. Alain Resnais veut la rencontrer. Rendez-vous est pris. Le réalisateur évoque son projet, ce qu’il attend des dessins qui seront insérés dans le film. La discussion file et digresse loin du sujet. À l’issue de la rencontre, Isabelle constate qu’ils ont très peu parlé de ce qu’on attend d’elle. Blutch lui confirme la nécessité de la rencontre : il a besoin de voir comment tu comprends les choses. Alain Resnais pense le film, mais aime à découvrir la réalité des autres métiers nécessaires à sa fabrication. Tout le monde se met à son service pour rendre au plus juste son idée. La difficulté, c’est que le réalisateur communique sa vision de façon parcellaire, illustre ses idées par des images, des références, des souvenirs … Jamais de directives, chacun doit trouver sa place.
Ainsi, comment dessiner les quatre maisons de l’histoire ? Alain Resnais les a en tête, mais ne les décrit  pas précisément. Blutch réussit tout de même à aboutir un dessin pour les premiers tests de couleur. Alain Resnais a une envie de mise en couleur « cartoonish », comme dans les comics américains dont il est grand lecteur, mais les dessins de Blutch ne s’y prêtent pas. Isabelle Merlet fait des essais, Alain aime les accords de couleurs très primaires, mais Isabelle considère que ça ne marchera pas pour différencier les saisons, et tout le monde le convainc d’abandonner son idée. Pour proposer la mise en couleur qui convient au dessin de Blutch, Isabelle utilise une technique qu’elle a mis en place pour la dernière bande dessinée de l’auteur : passer le trait en violet. Le trait noir associé à la couleur – sur un dessin expressionniste comme celui de Blutch – provoque une surcharge et un déséquilibre de l’image. Le dessin perd de sa force singulière. Le trait violet permet d’adoucir l’image sans trahir le travail du dessinateur.
Le processus d’élaboration des dessins se fait juste avant le montage et le travail d’Isabelle intervient au moment de la postproduction. L’impératif est clair : donner à voir l’évolution des journées et des saisons tout au long du film (printemps, début de soirée, plus tard dans la soirée, matin d’été, etc.). 37 mises en couleurs sont à réaliser à partir des quatre dessins de Blutch.
Cela demande des nuances subtiles pour différencier une image de soirée d’une autre image  plus tardive dans la nuit. Le travail se fait en lien avec le monteur du film, Hervé Deluz. Trois semaines de préparation avant le tournage (les essais), puis trois semaines pour l’élaboration des couleurs. Hervé Deluz fait des zooms sur les dessins, les monte et les soumet au regard d’Alain Resnais. Cela permet de voir si les images s’intègrent dans les séquences filmées, si les contrastes sont bons ; il faut trouver des codes permettant aux spectateurs de comprendre les changements de saisons, voir ce qui fonctionne ou pas. Beaucoup d’images initialement prévues ne sont pas montées pour des questions de rythme.
Pour le film, l’image dessinée est informative, c’est une sorte de carte postale. En bande dessinée, la liberté est plus importante : un ciel vert ou violet sera possible en plein été parce que le récit est ouvert à l’interprétation ; la couleur devient un prolongement narratif. Dans le film, l’insert d’images imaginé par Resnais, ne permet pas (pour ce projet spécifique en tout cas) de s’écarter de la convention, les codes doivent êtres efficaces, l’été doit être immédiatement identifié comme tel, ce qu’Isabelle ne fait jamais sur une bande dessinée.

« Pour le film, je ne cherchais pas à être originale, mais à répondre à une demande, en me faisant plaisir certes, mais en ne perdant pas de vue ma mission : servir la vision d’un artiste et faire passer une information. En bande dessinée, je suis très libre, et je cherche à faire de nouvelles expériences. La couleur peut donner au récit ce que la musique apportera au cinéma. C’est un travail extrêmement exigeant que les éditeurs ne mettent absolument pas en lumière. »

La couleur n’est pas toujours indispensable, certains dessins s’en passent très bien. « Qu’est-ce que la couleur doit amener ? Si c’est du coloriage, elle enlèvera de la force ou de l’élégance au dessin, ce qui est problématique. Mais elle est trop souvent pensée en terme commercial et cet écueil est récurrent. La couleur est une vibration qui doit servir le récit. Si l’on pouvait bannir les effets, travailler le fond et moins la forme ! La vraie réussite, c’est lorsque le travail ne se voit pas ; que l’osmose avec le dessin est totale. »
En bande dessinée, l’important est d’accompagner la narration, tout en créant une harmonie globale et cohérente sur l’ensemble du livre. Sur un film, celui d’Alain Resnais en l’occurrence, l’enjeu était de travailler la couleur en tenant compte de la rapidité d’apparition de l’image à l’écran, c’est un autre travail, un autre rapport au temps, une efficacité différente.

Aujourd’hui, Isabelle Merlet arrive à la croisée des chemins. L’expérience vécue sur Aimer boire et chanter lui a permis d’explorer sa maîtrise de la couleur. Revenir au dessin est un désir, un défi. Elle ouvre un blog sur la contrainte du portrait, qu’elle envisage comme un laboratoire où elle prend le risque de rendre public son travail pour passer une autre étape où la couleur portera son trait, servira sa créativité et sa liberté.

par L.B.

1 Diavolo le solennel, éd. Zenda, par Doug Headline (scénario), Jean-Denis Pendanx (dessin) et Isabelle Merlet (couleurs), 1991.

2 Lune l’envers, Dargaud, 2014.

 

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Image et science-fiction : entre contestation politique et conservatisme geek

Image et science-fiction : entre contestation politique et conservatisme geek

Laurent Queyssi – Photo : Ludovic Lamarque 

Arrive-t-il vraiment – comme certains médias le prétendent depuis l’accession de Donald Trump et ses « faits alternatifs » à la Maison-Blanche – qu’une œuvre de fiction (1984, présentement) rattrape la réalité ? Il existe en effet depuis l’invention de la science-fiction toute une littérature de l’imaginaire – qualifiée selon les modes de dystopique, uchronique, ou spéculative – qui interroge notre futur politique, voire au prime abord l’invente. De plus, Georges Orwell, mais aussi Phillip K. Dick, William Gibson et de nombreux autres ont tous dans leur écriture un lien très fort à l’image — si fort d’ailleurs que Hollywood ne s’y est pas trompé et pille désormais sans vergogne leur œuvre afin de confectionner des succès au box-office. L’occasion d’un numéro d’Éclairages sur l’image politique était donc trop belle pour manquer de s’interroger sur le pouvoir et l’influence de cette littérature bien souvent mal considérée. C’est ainsi Laurent Queyssi — auteur, traducteur et éminent spécialiste de la culture pop — qui passe à la question… et au détecteur Voight-Kampff1.

 

D’où vient l’impression que tout un courant de fiction spéculative entretient un fort lien avec l’image ?
Laurent Queyssi : Peut-être simplement parce qu’elle est vraiment, par essence, une littérature de la mise en images — avant même de parler de son éventuel lien au cinéma. On peut par exemple penser à la première phrase2 du Neuromancien de William Gibson qui en est l’un des plus beaux exemples, et qui expose aussi au passage les complexités à affronter pour un traducteur. Ce lien fort est sans doute une conséquence des sujets abordés. La science-fiction brasse des idées complexes qu’elle est, je pense, obligée d’imager pour les rendre sans trop de circonvolutions. Il advient alors, quand le sujet est politique, des images forcément frappantes. « Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain… éternellement », lit-on chez Orwell et on ne l’oublie pas en général. Mais en vérité, je ne suis pas non plus certain que la science-fiction est forcément plus politiquement engagée que d’autres littératures. Le polar par exemple peut être très militant, revendicatif. Simplement la littérature d’anticipation, en travaillant la matière qui est la sienne, c’est-à-dire en intensifiant des lignes de fractures existantes, en projetant, en grossissant les traits, se retrouve forcément à exacerber certains fantasmes.

Autrement dit, des livres comme 1984 n’ont en vérité aucun pouvoir visionnaire ?
L.Q. : Disons surtout que ce n’était pas l’intention d’Orwell. Orwell, comme bien souvent n’importe quel auteur de science-fiction, parle avant tout du présent. Lorsqu’il écrit 1984, qui sort après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il utilise un procédé pour évoquer sans ambages son époque contemporaine, celle de la constitution de larges régimes totalitaires. L’incompréhension ne réside pas dans l’intention d’Orwell, mais dans la réception de son œuvre. Les gens glosent aujourd’hui en disant qu’il avait raison, qu’il avait vu ce qu’il adviendrait de nos sociétés. Mais Orwell en vérité avait raison dès le début, il avait posé grâce à sa sensibilité un œil averti non pas sur la société du XXIe siècle commençant, mais sur la guerre froide qui débutait au moment où il fait paraître son œuvre.

« La vraie avancée de cette littérature de science-fiction ces dernières années est surtout qu’elle n’est plus cantonnée aux collections de genre. Des auteurs classiques, comme J.G. Ballard par exemple, sont désormais publiés dans des collections générales. »

Pourquoi alors cette littérature de prospective politique revient-elle actuellement sur le devant de la scène ?
L.Q. : Je ne pense pas qu’elle revienne sur le devant de la scène, loin de là. Je pense que cette histoire autour de 1984 et de Donald Trump n’est pas représentative de ce qui se passe actuellement en science-fiction. Orwell, c’est un peu le marronnier qui cache la forêt. La science-fiction obéit à des cycles. Après des années où la fantasy a dévoré tous les champs de la littérature de l’imaginaire, la science-fiction se refait doucement une place ces dernières années, mais plus autour des thématiques de l’évasion, du space opera. Un peu comme il y a une vingtaine d’années. Je crois que de toute façon, écrire un bon livre politique de SF, en sortant des clichés comme on en voit souvent — par exemple l’empire galactique comme transposition d’un empire américain totalitaire — n’est pas chose aisée. Ce n’est pas un territoire où domine l’originalité. Tout le monde n’est pas Ursula le Guin qui, dans Les Dépossédés, se livre à une exploration passionnante de ce que peut être une société anarchiste à l’échelle d’une planète.
La vraie avancée de cette littérature de science-fiction ces dernières années est surtout qu’elle n’est plus cantonnée aux collections de genre. Des auteurs classiques, comme J.G. Ballard par exemple, sont désormais publiés dans des collections générales. Et des écrivains qui ne sont pas des scientifiques de formation ou des gens ayant grandi dans cette littérature s’emparent de ses thèmes, de ses codes : Cormac Mc Carthy, Philip Roth, David Mitchell, Jonathan Lethem etc.

Cette appropriation de la science-fiction par le grand public est-elle justement passée par son adaptation de masse en images, que ce soit au cinéma ou en séries télé ?
L.Q. : Non, je ne crois pas. Je crois que ce mouvement a toujours existé. Il y a eu certes Blade runner, mais avant cela, il y a eu également La Planète des singes ou Soleil vert, et encore avant les séries à la radio. Ce qui peut paraître avoir changé aujourd’hui, c’est que les gens au pouvoir — dans les studios de cinéma, les chaînes de télévision, voire les maisons d’édition — ont été abreuvés de science-fiction et connaissent leur sujet. Mais il ne faut pourtant pas s’y tromper. La culture de ces gens-là — que les médias appellent culture geek — n’a pas grand-chose à voir avec la science-fiction contestataire, avec Les Aventures de Jerry Cornelius écrites dans les années soixante-dix par Michael Moorcock ou les livres de Ian Watson. La culture geek est une culture fondamentalement conservatrice. C’est une culture « doudou ». Face à un monde dur, imprévisible, c’est une culture qui offre au public un univers rassurant, celui de leur enfance répété à l’infini. Ainsi, quand George Lucas avait voulu avec sa première trilogie faire une œuvre politique sur comment s’éteint la démocratie — on peut bien évidemment discuter longuement du succès de son entreprise — J.J. Abrams offre un simple best of de Star Wars.

1 Dispositif imaginaire, utilisé dans le roman de science-fiction de Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, et son adaptation au cinéma par Ridley Scott, Blade Runner.
 2 “The sky above the port was the color of television, tuned to a dead channel.”

par R.G.

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Traverser la nuit

Traverser la nuit

© Payot & Rivages

 

Hervé Le Corre est considéré comme l’un des maîtres du roman noir français. L’écrivain bordelais publie tout d’abord dans la collection Série noire chez Gallimard, puis principalement dans la collection Rivages/Noir dirigée durant de nombreuses années par François Guérif. Traverser la nuit est son dernier roman.

« On est au mois de mars et depuis des jours le crachin fait tout reluire d’éclats malsains, de lueurs embourbées. »
Bordeaux. L’ambiance de la ville annonce les drames qui s’y jouent. À une station de tramway, près de la cité des Aubiers, un homme est endormi par terre sous un banc. Son tee-shirt est maculé de sang. Embarqué par la police pour être interrogé, l’homme muet se jette par la fenêtre du commissariat pour s’écraser sur le sol.

« L’affaire aurait pu se résoudre simplement s’il n’y avait pas eu ces autres cadavres de femmes tuées de la même façon, à coups de couteau, avec acharnement. »

Appelé sur la scène d’un quadruple homicide, le capitaine Jourdan constate l’horreur de trop : une mère et ses trois enfants tués à coups de fusil par le père. Quelque chose s’est nécrosé, Jourdan ne veut plus comprendre ce qui mène les hommes vers leur chute. La tristesse cède la place à la colère et le silence s’impose plus que les mots. Cela fait longtemps qu’il en est ainsi alors Jourdan regarde sa vie s’écrouler lentement, sa femme et sa fille lui tourner le dos. Il s’affaisse et abdique devant la longue et lourde liste de reproches qu’elles lui adressent. Il s’enfonce dans son gouffre de silence et de colère, happé par sa vie de flic et les horreurs qui l’accompagnent. Les corps des enfants morts le hantent. Il pense à sa fille dont il ne connaît presque plus rien. Et sa vie de flic le rattrape sans cesse : une jeune femme poignardée a été retrouvée dans un squat. Son sang est le même que celui du tee-shirt de l’homme des Aubiers. L’affaire aurait pu se résoudre simplement s’il n’y avait pas eu ces autres cadavres de femmes tuées de la même façon, à coups de couteau, avec acharnement. Quel est le lien entre cet homme et ces femmes aux vies régies par la drogue et la prostitution ? Alors que Jourdan enquête, l’assassin se fond dans la masse des anonymes. Un homme perdu, torturé, rattrapé par son histoire sordide, l’inceste de sa mère qui a fait naître en lui une haine pour les femmes. Tant pis pour celles qui croiseront son chemin.

La ville que les touristes affectionnent tant dévoile des coulisses bien sombres. Jourdan tente de traverser la nuit, il se dit qu’un jour viendra, qu’il laissera alors ce merdier derrière lui, qu’il quittera tout, qu’il disparaîtra. Il en est là lorsqu’il rencontre Louise.

Louise a trente ans, elle est mère célibataire d’un petit garçon. Louise fait des ménages chez des petits vieux et Louise vit dans la terreur, battue puis harcelée par son ancien compagnon. Elle a bien tenté de fuir l’enfer et ses cauchemars, mais il faut croire que sa vie est sans horizon. Jourdan et Louise se croisent dans leurs nuits respectives. Cette rencontre arrive comme une lueur d’espoir timide et vacillante. Ils s’y raccrochent comme on se raccroche à des promesses d’une vie possible quand l’aube se lève.

« Il y a dans les coulisses de la ville aux pierres chaudes, quelque chose qui se joue loin des regards, dans les recoins des squats miteux, dans les camions garés sur le bord des routes en périphérie de la ville, dans ces appartements que la peur rend muets. »

Hervé Le Corre plonge le lecteur dans le brouillard qui enveloppe ses personnages. Nous marchons à leur côté, nous apprenons à les connaître au fil du temps, laissant nos yeux s’habituer à l’obscurité. Nous entrons à tâtons, nous avançons pas à pas pour éviter les obstacles qu’elle dissimule, nous écoutons ce que nous ne pouvons voir. Nous sommes dans un état cotonneux, assommés par tant de misère et de désespoir, par la haine et la souffrance qui poussent à tuer, mais nous continuons à croire que ces vies n’aboutissent pas toutes à des impasses. Le paysage est brouillé, notre vision altérée et nos os gelés. L’odeur du fleuve boueux imprègne le tissu de nos vêtements et s’incruste dans les profondeurs de notre âme. Folie et violence sont l’apanage de ces destins qui se croisent et s’entremêlent effroyablement. Il y a dans les coulisses de la ville aux pierres chaudes, quelque chose qui se joue loin des regards, dans les recoins des squats miteux, dans les camions garés sur le bord des routes en périphérie de la ville, dans ces appartements que la peur rend muets. Nous nous accrochons à cette lueur fragile qui s’est allumée dans les yeux de Jourdan et Louise, parce que c’est la seule chose qui nous reste, en espérant que le vent noir ne souffle pas trop fort.

Il y a dans l’écriture de Hervé Le Corre, une délicatesse qui nous embarque avec douceur vers la noirceur du monde. Sa langue est simple, sans fioritures. Elle observe, constate, évoque sans discours. Elle nous guide vers le bout du tunnel, pour traverser la nuit où, parfois, les hommes se déguisent en monstres.

Traverser la nuit, de Hervé Le Corre
Rivages/Noir, éditions Payot & Rivages

janvier 2021
300 pages
20,90 euros
ISBN : 978-2-7436-5173-2

par L.B.

 

La Route de Suwon

La Route de Suwon

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Élie Treese fait partie de ces écrivains discrets qui n’ont pas besoin de grand-chose pour faire roman, juste l’amorce d’un fil duquel dérouler des phrases ciselées et toute une histoire. Peut-être parce que, comme Antonin Artaud qu’il cite dans son quatrième roman, La Route de Suwon, sorti ce printemps aux éditions Rivages sous la direction d’Émilie Colombani, il sait que « toute l’écriture est de la cochonnerie. Les gens qui sortent du vague pour essayer de préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur pensée sont des cochons. »1

 

Alors, autant ne rien préciser justement. Autant rester dans le doute, le flou et les hypothèses à jamais invérifiables, au risque de ne pas être plus avancé à la fin, de seulement fumer cigarette sur cigarette durant toute une nuit, boire verre sur verre en s’arrachant les cheveux et regarder la lumière du petit matin se lever sur le monde, sans savoir si ce sont là les premiers feux d’une apocalypse au sens premier du terme, c’est-à-dire cette révélation tant recherchée.

C’est en tout cas la situation dans laquelle Élie Treese met son narrateur en le confrontant dans les premières pages à une simple question, inspiré si l’on en croit l’auteur d’une anecdote familiale2 : qu’est-ce qui a bien pu pousser son grand-père à quitter sa Bretagne, un beau matin de 1950, pour partir faire la guerre en Corée, annonçant sans ambages « qu’il s’était engagé comme volontaire pour une durée de trois ans, et qu’il était sur le point de rejoindre un bataillon de mille hommes afin de défendre, sous l’égide de l’ONU, les valeurs du monde libre » ?

Rien ne paraît en effet l’expliquer, le justifier, même soixante-dix ans plus tard, alors que Guy Mallon n’est plus qu’une silhouette habillée de blanc sur une photo jaunie prise quelque part sur la route de Suwon en 1951. L’homme avait, il faut le dire, tout pour lui. Issu d’un milieu bourgeois auquel rien ne manque, ingénieur en chef dans une entreprise florissante, héros de la Résistance, heureux père de quatre enfants et aussi et surtout mari sincèrement amoureux de sa femme, Yvonne, qu’il abandonne pourtant à son sort, d’abord trois longues années pour repousser les armées de Kim-Il-Sung, et aussitôt après pour courir l’Indochine où il trouvera finalement la mort sous les balles ennemies.

Alors qu’est-ce qui cloche chez Guy Mallon ? Quels péché originel ou force souterraine le poussent à laisser sa vie en plan du jour au lendemain ?

Pour tenter de le découvrir, le narrateur fait appel, au crépuscule d’un dîner dont on ne saura jamais rien, ni les raisons de sa tenue ni l’identité des convives, à un procédé métaphorique dont, Romain, personnage lui aussi mystérieux, silhouette à peine esquissée à l’exception de son pull troué, de ses chaussures ravagées déjà portées « à l’époque mythique de [leur] adolescence » et de sa soif inextinguible, est le témoin, au même titre que le lecteur lui-même dont il est probablement le miroir. Procédant par analogie avec les cercles de l’Enfer de la Divine comédie de Dante, Élie Treese dresse chapitre après chapitre une cartographie de l’âme de ce grand-père jamais connu. Il égrène ses possibles motivations au départ, chacune représentée par une pièce de monnaie de valeur croissante qui vient bâtir une structure précaire érigée parmi les verres sales et les reliefs de repas.

On voit alors passer différents motifs dans cette recherche, évidemment vaine, de vérité. Certains sont plus évidents, comme le poids des convictions ou l’argent qui aurait soudain manqué, ou encore tout simplement l’ennui d’un homme abîmé par les horreurs de 39-45, un homme pour qui « … la guerre était [sa] seconde nature, une nature extraordinaire, qui [lui] permettait d’approcher cette idée d’une nécessité, d’une évidence de [sa] présence au monde. » D’autres explications sont, elles, plus complexes. Comme le rôle d’une amitié trouble, du destin, et puis forcément de l’amour, celui sans faille qu’il porte à sa femme, « … parce qu’on est convaincu que rien ne peut nous séparer, que le lien qui nous unit est inaltérable, intangible, qu’il peut résister à la violence et à l’usure, qu’il peut, comme les alliages les plus fous, persister sous sa forme première au milieu du chaos et des températures extrêmes. »

Bien sûr, le dernier cercle de ce chemin — qu’on ne peut révéler ici sans déflorer l’intrigue —vient donner une explication probable à la fuite de cet homme, mais force est de constater que Élie Treese, comme autrefois Kafka creusait pour nous dans son journal la fosse de Babel, élève avec maestria devant nos yeux une tour troublante des enfers personnels. Ceux de Guy Mallon, cet homme parti un jour sur la route de Suwon, mais aussi forcément, et c’est là n’en doutons pas l’objet, de nous tous.

 

 

La Route de Suwon, d’Élie Treese
Éditions Rivages

Avril 2022
136 pages
15 euros
ISBN : 978-2-7436-5574-7

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